1979 - Peinture en Pays Islamiques

Sophie El Goulli

Retranscription d'une émission radio, présentée par Sophie El Goulli, à la RTCI en Novembre 1979.


 


          Jusqu'à notre XXème siècle en Tunisie, la calligraphie n'a pas suscité de mouvements ni d'écoles. Elle s'est perpétuée dans la voie traditionnelle telle qu'elle a été pratiquée dans tout le monde arabo-islamique par des calligraphes, gens du métier. Seulement. Il faut attendre la seconde moitié du XXème siècle, pour que des artistes plasticiens tunisiens non point la redécouvrent (ils la connaissent) mais s'inscrivant dans le mouvement de revalorisation et d'élaboration d'un art-spécifique à la civilisation arabo-islamique, l'adoptent. Comme dans d'autres pays appartenant à cette civilisation, la lettre arabe est parfois intégrée par l'artiste plasticien à d'autres formes plastiques. Lesquels artistes, spontanément, y recourent. Mais les seuls à en avoir compris les potentialités et le pouvoir plastique en Tunisie - ce sont Néjib et surtout Nja Mahdaoui.
     Chez Nja Mahdaoui les lettres foisonnent, s'enlacent, en courbes harmonieuses, se suivent sagement, régulièrement ou éclatent, prennent possession de l'espace et s'effacent au profit d'une seule lettre hypertrophiée.
Plus que jamais, la lettre est épurée, libérée de tout sémantisme, défonctionnalisée. On l'oublie comme lettre à lire. Elle s'impose comme forme essentiellement plastique.
           Après la figuration jamais classique de toute façon (collages surtout qui lui ont permis de se libérer de l'image, de s'exorciser en quelques sorte) Nja Mahdaoui a choisi la lettre arabe comme support et signe premier de ses tableaux. Non point accidentellement, pour suivre une mode et en tant que forme spécifique à intégrer parmi un répertoire codifié, comme tout graphisme appartenant à l'aire géographique arabo-islamique - bien sûr il y a de celà aussi - Mais dans l'esprit qui a quidé les An-Nassiri, les Omar les Cheikh Nouri. Que le fond du tableau soit mono, bi ou multi-chrome (Nja Mahdaoui ne s'arrête pas à la toile, mais il peint sur papyrus, sur le métal etc.. ce qui est déjà un choix à la fois moderne et traduisant un refus de s'en tenir au support classique) ou qu'il soit déchiré, traversé plutot par la lettre, accompagnée d'une tache dorée, vermillon, bleue, il n'en demeure pas moins que ce qui est - nous soulignons - le tableau, ce qui le fait tableau, c'est la lettre, ce sont les lettres.

           Certains y cherchent encore un sens, litteral, littéraire ou religieux, ce sens auquel la calligraphie classiquement entendue les a habitués. En vain. Ce ne sont pas des calligraphes classiques. D'autres regrettent - aux adeptes de la beauté au sens traditionnel - que ces lettres ne visent pas le beau en ce sens, c'est à dire ausens adadémique dirions-nous. Ne fassent pas image pour être moderne. Cela s'impose de jour en jour, d'exposition en exposition. Ils comprennent que l'artiste volontairement coupant la lettre de son sens, de sa fonction, le charge de dire, de figurer autre chose ou plutôt plus précisément d'exprimer autre chose et autrement. Si l'on appelle cela acte d'art - et le résultat - oeuvre d'art, aurons-nous l'accord de l'artiste ?
           Dans la mesure ou (nous le savons) nous restons, en employant le mot art, nous restons (disions-nous) prisionniers d'une conception esthétique à l'occidentale, à laquelle, le peintre par le choix et par l'oeuvre, entend échapper. Comme il veut échapper à une certaine esthétique arabo-islamique, celle qui utilise la lettre pour dire et créer une chose belle, réelle ou religieuse. Ce qui exige (et les calligraphies y sont parvenues) de la virtuosité mais ce qui en même temps crée un carcan. Or à ce double danger, Nja Mahdaoui veut échapper et à partir de la calligrephie, établir un répertoire plastique qui soit a la fois désaliéné esthétiquement et de l'occident et du courant calligraphique oriental classique, à ses yeux dépassé parceque décoratif au sens péjoratif du terme et trop anecdotique.
           En fait la lettre arabe existant avant le Coran, il n'est pas blasphématoire de parler à propos de cet artiste, comme de tous ceux qui ont opté pour cette voie, de volonté démiurgique.