1979 - Peinture éclatée

Sophie El Goulli
Revue Echanges, Tunis, Décembre 1979.

 
 
Peinture éclatée : Nja Mahdaoui
 
Toutes les histoires de l'art dit 'moderne' , quand elles s'inscrivent dans leur époque - la nôtre - prouvent un fait indiscutable : autant que les inventions technologiques et autres qui ont révolutionné l'art contemporain, la redécouverte - ou la découverte - des arts extra-occidentaux a entrainé une nouvelle vision du monde exigeant, une autre façon d'appréhender l'art, de l'analyser, de réfléchir sur et à partir de lui. Visages remodelés de tous les arts à travers le temps et l'espace. Et surtout de l'art occidental jusqu'alors confiné dens une aire géographique spécifique et limitée, soumis à une esthétique héritée essentiellement de l'hellenisme, et pas de n'importe quel hellénisme, mais de celui univoque et classique. Omniprésent /
Cet art éclaté du XXème siècle, plus particulièrement de la seconde moitié du XXème siècle, a mis du temps à s'imposer. Il fut souvent rejeté -discuté- au nom d'un classicisme sacro-saint que toutes les révolutions esthétiques qui jalonnèrent la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle ne parvinrent pas à détrôner. Surtout sous ses formes dégénérées. L'académisme et la production officielle.
Dans les pays directement et franchement influencés par cette sous-production toute puissante, les pays colonisés par ou sous la tutelle de la France, par exemple, la création artistique se faisait à l'image prestigieuse de la nation "civilisatrice". Aussi est-il aujourd'hui reconnu que, en Tunisie par exemple, les peintres frençais, amateurs ou professionnels, résidents ou de passage, et les peintres autochtones sont tombés, pour la plupart, dans le piège d'une peinture exotique, folklorique, superficielle, donc, et privilégiant l'anecdote. Entendons-nous, ce jugement ne nie aucunement par ailleurs les qualités plastiques dont pouvaient faire preuve ces artistes.
Les peintres nationaux qui ont choisi cette voie dans ce qu'elle a aussi de meilleur se sont - consciemment ou inconsciemment - inscrits dans l'histoire de la peinture occidentele toute puissante. Et à ce titre, ils ont été - et doivent toujours être - jugés et étudiés selon les mêmes critères et d'après la même conception esthétique qui régissent les artistes de l'Ecole de Paris, de New-York ou de Berlin.
Mais avec le temps, et à travers d'autres phénomènes très importants (voyages, accession à l'indépendance, prise de conscience politique, redécouverts des patrimoines divers, découverte des valeurs et d'arts étrangers à l'esthétique helléno-romaine) des artistes plasticiens non-occidentaux, soucieux d'une identité autre à définir en la découvrant et forts des remises en question, dans de multiples domaines, d'un Occident en crise, se lancent dans des recherches qui, tout en ne les coupant pas totalement du monde de l'art occidental, leur permettent :
1°) de satisfaire leur soif d'identité ;
2°) de revaloriser des techniques, des arts at des esthétiques mal connus, sous-estimés par conséquent ;
3°) d'enrichir des arte d'Occident par des apports nouveaux, originaux ;
4°) de s'inserire - sous une forme autre - dans les arts du XXème siècle ; universels, certes, mais recherchant la spécificité pour éviter le danger de standardisation et d'une unidimensionnalité deshumanisante.
 
De telles initiatives - souvent couronnées de succès - se multiplient surtout dans les pays dits du Tiers-Monde et permi eux, dans les pays de civilisation arabo-islamique. En Tunisie, nous y revenons, un exemple suffit à illustrer notre propos. Un exemple seulement, non pas qu'il n'y en ait pas d'autres, mais parce qu'il est particulièrement exemplaire et représentatif d'un esprit qui souffle un peu partout dans les pays arabo-islamiques, par exemple.
 
Bien qu'il ait été formé à l'Ecole de l'Occident, Nja Mahdaoui, dont le public tunisois a pu apprécier les dernières oeuvres à l'exposition de la Maison de la Culture Ibn Rachiq qui a ouvert la saison 1979-80, Nja Mahdaoui entend s'inscrire, par elles, dans une histoire et une esthétique autres que celles de l'helléno-romanité et, par le fait de son origine à lui peintre, dans celles plus précisément de l'arabo-islamisme. Il ouvre, ainsi, à travers cette démarche et ces recherches une voie, amorce une piste, entreprend une oeuvre absolument originale en Tunisie, au Maghreb et même dans certains pays arabes et musulmans. Dans certains seulement. Ainsi l'école de la "callagraphie" irakienne (avec An-Nassiri et O'Mar), les Egyptiens Omar El Negdi et Abdallah ne représentent qu'une partie infime de la peinture qui se fait en pays arabes et musulmans. Ainsi en Iran, un seul cas de réussite perfaite, exemplaire comme en Tunisie, celui de Nja Mahdaoui, celui de Zenderoudi.
Il est entendu que le choix de la lettre  support plastique n'est pas une hérésie. Les peintres chinois et japonais comme les calligrephes arabes, ont su transformer cet art de l'écriture en un véritable language plastique. Et les tableaux d'un Soulages, d'un Kline, d'un Mathieu, sans compter les oeuvres des asiatiques, Zao Wou-Ki et Sugai le prouvent d'une manière éclatante.
 
Cette mise au point s'imposait pour situer lon expériences picturales calligraphiques de Nja Mahdaoui, à la fois dans une tradition arabo-islamique orientale et extrême-orientale, et dans un certein courant de la peinture moderne qui entend être universelle tout en respectant, en recherchant en encourageant la spécificité.
Qui a suivi et qui suit l'itinéraire plastique de cet artiste étiqueté - on facilite ainsi les choses, on les éclaire, du moins le croit-on - artiste arabo-islamique (très imprécisément) ou (par ignorance), peintre-calligraphe, n'oublierait pas de signaler qu'à l'origine, Nja Mahdaoui, comme tout artiste plasticien véritable, a sacrifié à l'image. A cette image que la civilisation arabo-islamique est censée - à tort, on le sait de plus en plus aujourd'hui - avoir totalement proscrite. Il a tellement sacrifié à l'image qu'il choisit - pour s'en exorciser ? pours'en venger ? le collage. Multiples sont ses collages où il coupe, juxtapose, superpose, colle au hasard de son inspiration, de ses intentions, de son message. Esthétique ou polémique. A nous de lire.
Puis, soudain, comme après un raz-le-bol iconographique, il passe à l'abstraction lyrique. Il n'est plus possédé par l'image et peut donner libre cours à son amour de la couleur pure. Il en joue, juste le temps de la remettre en question comme il l'a fait pour la peinture figurative et le collage. Sent-il l'absence structurente du graphisme ? Quoi qu'il en soit il introduit, comme timidement d'abord, dans ses abstractions cosmiques, originelles, presque primitives de lettres arabes. Sans signification littérale. Juxtaposition : l'Occident se marie  à l'Orient. C'est le début d'un tournant. La couleur est trop présente et celà semble gêner le peintre. Il a besoin d'une ossature plus forte dans le tableau. Il a choisi : la lettre arabe devient ainsi support plastique premier, essentiel.
Les peintres chinois et japonais, eux qui ont influencé un Soulages, un Kline, un Mathieu, n'y ont-ils pas réussi en ce qui les concerne ?
C'est ainsi que naissent ces tableaux calligraphiques, qui ne sont pas des calligraphies à l'écriture, où la préciosité le dispute à la virtuosité, où la lettre arabe devenue graphisme pur enveloppe le regardant dans une ronde qui donne le vertige si l'on veut la suivre dans ses variations répétitives et qui exaspère le lecteur qui veut les lire, en vain d'ailleurs, comme il lit les calligraphies exaltant Allah, Mohammed et les versets du Coran. Tableaux calligraphiques protéiformes auxquels ont ne voit pas de limite. Répétitifs ? Oui, comme la lithanique prière coranique, et comme l'arabesque qui brode les monuments arabo-islamiques. Répétitifs ? Mais Nja Mahdaoui affirme que ce n'est là que le début de sa quête triple :
1°) revaloriser les arts et l'esthétique arabo-islamique ;
2°) apporter sa quote-part aux productions occidentales ;
3°) participer à cette civilisation du XXème siècle qui doit, on nous le répète, être universelle et multidimentionnelle. Ou qui ne sera pas.