1967 - Un art cinétique

Jounral l'Action

Journal l'Action, Tunis, 18 Janvier 1967.


 

Mahdaoui vers la construction d'un art cinétique

 
Ne pas s'enfermer dans un système, jeter un nouveau regard sur les êtres et les choses, étudier par le pinceau et l'imagination le problème de l'homme moderne, rentrer en contact plastiquement avec lui, composer les soucis de ses contemporains, les constantes antinomies qui les harcèlent, leurs errances, leurs espoirs, leurs désespoirs, c'est ce qui a enrichi l'inspiration du jeune peintre Nja Mahdaoui qui expose au Salon des Arts.
Cette exposition a attiré un nombreux public qui s'est intéressé à ses recherches et à sa nouvelle tendance. Ce qui nous frappe, dès qu'on fixe ses œuvres, c'est ce pouvoir d'interrogation et de correspondance. Là, se manifeste une inspiration qui s'exprime dans des compositions déterminantes par les phases intérieures d'un être qui veut vivre pleinement son siècle. "Orage à Gammarth" montre un aspect d'une lutte intérieure. Les couleurs, là, ne sont qu'un prétexte pour l'auteur qui essaie de définir les éléments déchainés d'un monde tourmenté. "Symphoniee en bleu", "Orbites elliptiques", "Allégorie obscure", "Regard hagard", "Réminiscences", sont autant de compositions où l'originalité et la gamme des tons semblent constituer, pour le peintre, quelquefois le sujet. Il crée selon ses visions des entités propres pour satisfaire sa joie de néophyte.
Mais passons la parole à Mahdaoui :
 
– Comment êtes-vous venu à la peinture ?
— "Je ne puis vous dire précisément comment je suis venu à la peinture. On naît poète, sculpteur, peintre ou médecin. Très jeune, j'ai vu, autour de moi, que tout le monde était plongé, involontairement d'ailleurs, dans la recherche des Iignes calligraphiques arabes selon le principe abstrait pour réaliser de la broderie dans des tons variés de dorure et de soie, etc. Je n'ai jamais cessé de dessiner n'importe quel sujet et de colorier selon les nécessités des thèmes traités, jusqu'au jour où j'ai rencontré un Père Blanc du Musée  de Carthage à qui j'ai montré mon travail. Il me prit au sérieux et me donna des cours de dessin et de peinture durant trois ans me faisant passer par toutes les recherches figuratives. Pendant ce temps là, je tenais, par le moyen des formes et des couleurs, un journal ou j'enregistrais toutes mes sensations et expressions au fil des jours, et ce avec le maximum de sincérité et de liberté dans l'exécution.
Un jour, on me présente au professeur Averini à qui j'ai montré mes peintures abstraites. Il m'a alors invité à exposer au Centre Culturel Italien à Tunis. Ce fut ma première exposition personnelle, exposition où j'avais disposé sur les cimaises 45 peintures et 5 sculptures. Il est à noter que c'est depuis 1959 que je participe aux expositions nationales avec du figuratif, et depuis 1965 avec de l'abstrait".
 
 Qu'est-ce que la peinture pour vous ?
— "C'est une aspiration humaine vers l'éternel et l'absolu (un cri), la composition d'une symphonie qui demeurera éternellement inachevée, une élévation vers des hauteurs sublimes et morales de l'esprit, la remise en question de toutes les pensées mutilées qui risquent de tomber dans mon for intérieur, un éternel examen, la recherche de quelque chose d'impalpable, la connaissance de notre moi. L'important, dans ma peinture, ce n'est pas la toile, la technique de l'huile ou de la détrempe, la structure anatomique ou tout autre élément scientifiquement mesurable. L'important, c'est la contribution humaine qu'une peinture offre ses suggestions à notre façon de sentir et à notre imgination. Quant au contenu d'une œuvre d'art que je présente, il ne peut avoir une valeur de sentiment, il n'a pas de valeur artistique tant que mon imagination ne l'a pas réalisé en une forme individuelle".
 
 Comment avez-vous évolué du figuratif à l'abstrait ?
— "Quand je me suis aperçu que la manière académique acquise était tout à fait autre chose que l'univers dans lequel je me trouvais (le travail uni la recherche de la beauté, le clair-obscur l'illusion de l’espace, tout était hypocrite et faux), j'ai alors affronté directement la réalisation des images nées de ma propre fantaisie, images qui semblent appartenir à une autre planète c'est a dire l'art abstrait et ses dérivations selon mes sensations. Par exemple, actuellement, je travallle des montagnes en forme sculpturales en essayant de réunir en une même œuvre la peinture et la sculpture, soit dans le Pop'Art et ouvrant à l'Op'Art, par le moyen des photo-montages, collage, par l'assembiage d'objets mobiles, par la participation de petits moteurs  à la recherche d'un mouvement d'art cinétique à l'image de l'électronique, d'où la peinture d'avant-garde".
 
 Pourquoi cette technique ?
— "Dans notre siecle qui est le siècle révolutionnaire des inventions et des créations, l'homme ne doit plus se contenter des œuvres de musée et stagner dans l'admiration de ce que d'autres avaient réalisé par nécessité d'un temps. Quant à ma technique, elle m'est assez particulière car, partir de la préparation des couleurs, j'ai réussi à obtenir une matière pouvant bien s'adapter aux formes que je crée au fil de mes recherches. Je n'hésite jamais à employer des produits chimiques de plusieurs sortes afin de trouver quelque chose de ce que mon imagination voit".
 
 Quels sont les peintres qui vous ont influencé ?
— "Chez les classiques européens : Léonard de Vinci, Raphaël, Michel-Ange, Le Titien, Rembrandt, Courbet, puis les Japonais Hyrochige et Hokusai. Chez les modernes, Rouault, Cézanne, Braque, Matisse, Chagall, Van Gogh, Salvador Dali, surtout les surréalistes et les peintres engagés d'avant-garde".
 
 Que pensez-vous de la peinture tunisienne ?
— "Je pense que la Tunisie, qui est un pays carrefour de civilisation et qui garde le témoignage de plusieurs arts anciens, ne doit pas stagner avec l'un des arts qui a eu sa gloire dans un style dit beau et confirmé déjà à l'échelle universelle. La Tunisie a ses peintres, mais, à part quelques cas isolés, on ne peut dire qu'elle compte des artistes universellement reconnus et appartenant en quelque sorte au monde international. Ce qu'il faudrait, en Tunisie, c'est la confrontation des connaissances et l'ouverture aux nouvelles exigences de notre siècle afin de produire une culture qui pourrait, tout en pulsant dans le patrimoine national qui se trouve riche et très varié en apports, être à la fois une continuation et l'expression d'une recherche, et je suis optimiste quant à la marche des jeunes artistes qui œuvrent sincèrement".