Journal La Presse, Tunis, Janvier 1967, p. 3.
NJA MAHDAOUI:une mobilité sanS
laquelle ce serait la chute
Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? se demandait le poète: Nja Mahdaoui en tout cas les con-sidere comme tels et les utilise comme des symboles directs de l'humanité. Toute cette pacodille pitoyable de bric à brac lancée au hasard des trouvailles (Marché aux puces ou depot d ordures), i la sent vibrer de signification, il en vibre lui aussi, de pitie et de sympathie. Par exemple, cette vieille montre detraquee, rouillée, n'a-t-elle pas été elle aussi quelque chose d'humain quand elle battait doucement la mesure du temps au rythme du sang vivant d'un homme vivant? Et maintenant elle est aussi morte que lui est mort, voila pourquoi elle peut presque taire pleurer un homme sensible a tout ce qui vit, tout ce qui meurt. Mais par la magie de art elle redevient utile et significative; accrochee et incorporee a une toile de peintre, elle devient un visage pathetique parce qu'humanisé, elle retrouve sa destinée première qui était de faire partie de l'homme.
Cette hypersensibilité à tout ce qui l'entoure, objets, couleurs, formes, atmosphère, nous la retrouvons dans les oeuvres de Nja. Mahdoui. Elles sont véritablement les reflets changeants et fideles de « l'ondoyante nature »; comme il l'a déjà dit c'est son journal intime qu'il peint aussi presque quotidiennement (ou plutôt nuitamment pour être exact, puisqu il travaille essentiellement la nuit).
Il essaie de figer le fugitit: paradoxe essentiel, malgré la ressemblance formelle des deux mots. et c'est cela le drame de toute oeuvre artistique: a peine est-elle créée, qu'on la renie, qu'on ne la reconnait plus comme sienne, car l'esprit est plus prompt que la main et vole déjà au devant d'autres rencontres, dautres decouvertes. De la, ces moments de découragement, de lassitude. On s'essouffle à courir ainsi après son ombre, et parfois on voudrait pouvoir la saisir l'arrêter, et se reposer. Mais pas de repos pour l'artiste sincère, celui que ne veut pas se contenter de masques et préfère la laide vérité au beau mensonge. Nja Mahdoui est un exemple frappant de cette mobilité intellectuelle, sans cesse à la recherche de son équilibre, qui n'est que mouvement car dès qu'on s'immobilise c'est la chute (de même qu'on ne peut tenir l'équilibre sur un vélo qui roule).
VIE CINÉTIQUE
Nja Mahdaoui projette de donner à ses futures oeuvres cette vie cinétique qui leur manque encore. en y incorporant de petits moteurs capables de produire des mouvements simples (va et vient, rotation par exemple) qui donneront ainsi la portion d'espace qui est le tableau, un élément perçu tem porellement, donné conforme à la réalité psychologique de chacun de nous. Car c'est cela que Nja Mahdaoui essaie d'exprimer matériellement: le monde impalpable et envahissant qu'on appelle « La vie intérieure », c'est-à-dire la succession ininterrompue d'images mentales, des affleurements de l'inconscient ou du subconscient à la surface de la conscience; certains perçoivent ce flot de sensations en images auditives, en sons, musique, d'autres en mots, d'autres en images visuelles, soit plus fortement imprégnés de couleurs soit de formes. Ce mode de perception varie avec le tempé-rament, l'humeur, la santé de chaque individu. Chez Nja Mahdaoui, ce sont d'abord les images visuelles qui s'imposent, qui envahissent tout son champ de conscience comme une obsession... Et c'est quand il ferme les yeux, qu'il voit le mieux, car le vrai regard est celui que l'on tourne vers le fond de soi-même là où l'image du monde se reflète véritablement. L'angoisse de ne pas pouvoir tout dire, de perdre définitivement des morceaux de sa vie, parce q'on n'a pas saisi l'image, au vol lorsqu'elle était là, cette angoisse le réveille parois en plein milieu de son sommeil et jusqu'à l'aube il s'acharne à retrouver le rêve enfui dont l'empreinte le fait souffrir par son absence.
C'est un peu l'enfer, de savoir qu'il nous manque quelque chose qu'on ne peut réinventer et dont on ne connaît que le négatif. Et Nja Mahdaoui connaît cette souffrance de l'absence vague, du manque d'on ne sait quoi, de « l'abandonnisme ».
« C'est bien la pire peine
« De ne savoir pourquoi
« Sans amour et sans haine
« Mon coeur a tant de peine ».
A BRAS LE CORPS
Solitude morale de l'homme déserté de son rêve, vide de sa passion, tout a coup flasque et sans vie. C'est pourquoi il ne faut pas attendre, il faut saisir ses rêves à bras le corps des qu'ils surgissent, et forcer leur mystere en les imprimant indélébilement dans la matière à la permanence moins ephémère. Peindre est pour lui un exutoire a son angoisse de se « sentir exister » et de ne pouvoir retenir l'inexorable fuite de la vie.
C'est un moyen de survivre à la corruption du temps, le grand Chronos qui devore tout à commencer par lur-même.
Pour comprendre, sa peinture qu'on dit abstraite, il faut en reconstruire l'élaboration étape par étape, car ce qu'on voit est spatial, or le peintre a voulu exprimer le temporel, son temps vécu à lui, son émotion personnelle, seconde par seconde. Bien sûr le temps et l'espace se réjoignent sur le ta-bleau, mais c'est à nous de recomposer sa formule afin d'en retrouver le sens. C'est un peu comme un rébus, une énigme et il faudrait parfois des heures entières pour trouver le chemin dans un la-byhinthe. Cela necessite un effort intellectuel, car le peintre fait appel certes à l'éternelle sensibilité de homme mais a travers un systeme de codes de plus en plus élabore. Ce n'est plus l'oeil qui volt, mais le cerveau, avec tout ce que l'on sait de nouveau depuis le dernier siecle. « L'art » figuratit serait actuellement aussi anachronique que la géométrie euclidienne.
De même qu'elle, il représente une étape qui a eu son utilité et sa beauté à l'époque de sa création mais qu il est ridicule de conserver trop longtemps, car cela devient meme un vetement trop petit, un cadre vide. Pirandello a présenté dans son théâtre ces personnages à la recherche d'eux-memes qui s atteignent toujours avec un temps de retard, donc finalement jamais.
Souhaitons que Nja Mahdoui lui non plus ne se trouve jamais tout à fait, afin qu'il continue sa quete febrile de vérité esthétique, et ne s'endorme pas dans le confort intellectuel où la civilisation actuelle, trop matérialiste, risque d'enliser toutes les inquietudes et par la même toutes les explorations encore possibles de l'homme.
Nja Mahdaoui est, et restera, gageons-le, cette « ouverture » béante sur un monde sans cesse renouvelé, ce creuset où, tel un alchimiste, la vie inventera sans cesse de nouveaux secrets.
Marie France Mayne