1973 - Une peinture inscrite au coeur

Sophie El Goulli

Journal La Presse, Tunis,  7 Décembre 1973, p. 3.


 

 

Nja Mahdaoui : une peinture inscrite au coeur même des

préoccupations esthétiques arabo-islamiques et occidentales

 

A la Galerie Yahia, se tient du 4 au 17 Décembre une exposition de Nja Mahdaoui comprenant des tableaux abstraits et des œuvres calligraphiques. Les premiers explorant le cosmos, exposant de couleurs, riche en matières, rappelant des couchers de soleil victorieux, des volcans en éruption, des coulées de lave, des tourbilIons vertigineux, des ciels sereins - Vinci ne disait-il pas que dans les nuages les peintres pouvaient trouver une inspiration illimitée ? des ciels orageux...Romantique expressivité de la couleur ! Paroxystique ! Toute l'abstraction lyrique est là.
Les seconds, austères. presque monochromes (formes noires sur fond blanc, or, argent) ils fascinent par leurs formes la où les autres saoulaient de couleurs. L'oeil se perd dans ces labyrinthes calligraphiques. La peinture informelle précède ou succède à - comme l'on veut - des tableaux structurés par des lettres qui ne sont plus que formes obéissant à la main, au geste de l'artiste.
Dans les deux cas, le voilà le monde des formes et des couleurs nouvelles qu'il restait aux artistes contemporains à ré-inventer puisque qu'on ne peut plus peindre comme avant Braque et Picasso.
La voilà la peinture qui s'inscrit au coeurs même des nouveaux courants esthétiques contemporains qui depuis l'après deuxième guerre mondiale remettent en question l'esthétique occidentale et depuis quelques années préoccupent les artistes et les critiques arabo-islamiques.
 
Le spectateur d'une telle exposition peut cependant se sentir dérouté et ne pas comprendre que les tableaux exposés sont tous l'œuvre du même artiste. Il est aisé d'expliquer une telle dualité en disant tout simplement que le but de l'art est justement de concilier l'inconciliable, d'unir les opposés. Les deux tendances, les deux voies choisies par Nja Mahdaoui se rejoignent dans et par l'exposition même. Mais ce serait s'en tirer par une pirouette. Comme d'ailleurs de déclarer qu'à partir du moment ou l'artiste en a décidé aInsi...Dictature artistique qui n'explique rien.
Il nous semble que l'unité d'une telle exposition réside ailleurs. Dans un contexte de recherches d'ordre purement esthétique. Nous avons vu que l'esthétique occidentale en était arrivée à toutes les formes d'abstraction. Dans les pays arabo-islamiques, nul ne doute plus que la peinture figurative sporadiquement a été adoptée. Mais c'est l'ornementation abstraite avec l'entrelacs et l'arabesque qui a fleuri avec un rare bonheur et aussi la calligraphie. André Malraux ne disait-il pas - à juste titre que "les images qui naissent de l'Islam sont des calligraphies" ?
Aussi n'est-il pas étonnant de voir que dans ces pays arabo-islamiques qui se cherchent et s'affirment de jour en jour, les artistes peintres, tellement nourris de peinture populaire naive, de formes abstraites et de calligraphies tentent de se trouver un style soit dans la peinture abstraite soit dans la peinture populaire naive et surréalisante, soit dans des œuvres calligraphiées.
Aussi l'exposition de Nja Mahdaoui est intéressante non seulement parce qu'elle témoigne de la part de l'artiste d'un talent de coloriste certain, d'une certaine puissance poétique plastique mais aussi parce qu'elle offre au spectateur des œuvres calligraphiques qui s'inscrivent parmi les tentatives souvent réussies des Egyptiens Kamel et El Nasdi du Tunisien Belkhoja et de l'Iranien Zenzourendi. Il s'agit donc bien de donner à la calligraphie un sens esthétique nouveau. Après tout, les Chinois et les Japonais ne l'ont-ils pas fait ? Le peintre n'est pas alors mû par un désir passéiste mais par une volonté de réhabilitation - re-création révolutionnaire au sein d'une esthétique non décorative ni répétitive mais expressive et inventive. Mathieu écrivait un jour : "La peinture est une branche de l'écriture - non le contraire". Boutade mais comme toutes les boutades. elle contient beaucoup de vrai. Et la Tunisie, en matière d'écritures, est riche : depuis les inscriptions puniques jusqu'aux calligraphies arabes les plus variées. Cela aussi, c'est le patrimoine plastique.