1994 - La Volupté d'en mourir

Jamel Eddine Bencheikh
"Le Conte d'Ali Ben Bakkar" de Shams An Nahar*
Conte traduit par Jamel Eddie Bencheikh, gravé et illustré par Nja Mahdaoui.

 
Extrait d'une interview de Jamel Eddine Bencheikh par Barbara Amhold
Cologne, le 3 mai 1994.

Jamel Eddine Bencheikh : "La Volupté d'en mourir*, c'est le sous-titre que j'ai donné au conte des Mille et Une Nuits qui s'appelle "Le conte
d'Ali Ben Bakkar" de Shams an-Nahãr.

Barbara Arnhold : Ce sont les noms des deux personnages principaux, un horme et une femme.
J. E. B. : Ce sont les deux amants. Lui est un jeune prince persan qui arrive à Bagdad, et elle est la favorite du calife Harün al Rashid. Ils se voient dans une bijouterie des rues de Bagdad, ils s'aiment: "La Volupté d'en mourir" ? Les deux amants, sans se posséder d'ailleurs, il faut le sou-ligner, vont mourir tous les deux d'aimer l'autre et de ne pas l'atteindre.

B. A. : J'ai la la fin de ce conte dans le coffret de Nja Mandaoui qui a illustré ce conte. La jeune femme s'empoisonne, n'est-ce pas ?
J. E. B. : Non, pas du tout. Elle ne s'empoisonne pas, elle meurt. Elle meurt de rien. C'est un conte tout à fait étonnant, parce qu'on ne peut pas imaginer que dans la civilisation arabe, à la fin du Villème siècle où règne Härün al Rashid, la favorite du commandeur des croyants, du chef de l'empire, puisse aimer un jeune prince persan, sortir du palais, le rencontrer, le voir. La police s'aperçoit de sa sortie et elle vient informer Hãrün al Rashid. Il se passe là quelque chose de stupéfiant. Härún al Rashid va la voir, la trouve malade. Elle est malade d'amour, il la prend dans ses bras, et il la berce jusqu'à ce qu'elle meure.
Une autre chose inouie, c'est que le jeune homme meurt de son côté. On les enterre tous les deux, et tout Bagdad suit le cortège funèbre des deux amants : c'est impensable à Bagdad sous le califat d'Härún al Rashid. Au lieu de punir sévèrement la jeune fille, il comprend cette passion et il accompagne la jeune fille jusqu'à sa mort.

B. A. : Vous avez choisi ce conte à cause de cet amour-passion exceptionnel et de la compréhension finale de l'homme de pouvoir ?
J. E. B. : Oui, effectivement, je pense que c'est une tragédie chaste : les deux amants ne se possèdent pas. C'est aussi une tragédie inouie par le comportement à la fois du commandeur des croyants Härún al Rashid et de toute la foule de Bagdad qui accompagne l'enterrement : c'est pour cela que j'ai sous-titré ce conte "La Volupté d'en mourir". Les amants refusent de ne pas s'aimer mais ils préfèrent aller vers la mort plutôt que de céder à leur passion. Il y a dans certains romans d'amour des Mille et Une Nuits une volupté de mourir d'amour plutôt que de renoncer à l'amour. Le travail de Nja Mahdaoui convenait à cette marche funèbre et triomphale en même temps, parce qu'ils vont vers la mort, mais aussi vers la réalisation absolue de leur amour. Ils ne le consomment pas, mais ils le maintiennent comme l'auraient souhaité les surréalistes. Une très belle phrase de Paul Eluard dit que les amoureux qui s'aiment, devraient s'assassiner dans la minute même où ils tombent amoureux pour ne pas connaitre la chute de l'amour, pour nè pas connaitre les lendemains de la passion qui sont toujours un retour à la vie, au quotidien, un anéantissement de l'amour. Il faut rester à ce sommet-là, ce moment absolu où on s'aime et ou l'on n'accepte pas que l'amour diminue et disparaisse.
 
Les illustrations de Nja Mahdaoui accompagnent ce mouvement voluptueux vers la mort. Ici, l'amour ne se glorifie que dans la disparition. Ce conte touche de très près au mouvement des mystiques musulmans, mais aussi chrétiens et juifs qui s'anéantissent en Dieu. Il y a un nom arabe qui signifie l'anéantissement en Dieu, c'est le moment où on quitte son être charnel, sa quaiité d'homme pour se consumer dans l'amour de Dieu. Sans qu'il y ait de dimension mystique dans ce conte, il y a tout de même un mysticisme de l'amour humain. Au quotidien, l'amour finit par se dissoudre dans l'existence.