Journal l'Action, Tunis, 18 Novembre 1966, p. 5.
LE POP'ART A LA GALERIE MUNICIPALE DES ARTS
NJA MAHDAOUI: "Je peins l'homme fourvoyé dans l'effrayant labyrinthe de ce siècle"
Les voies de la recherche sont ardues. Parfois étranges aussi. C'est long. Cela donne l'œuvre finie. Le cheminement d'un artiste est toujours quelque chose d'émouvant, d'obscur, souvent complexe et parfois paradoxal. Surtout si celui-ci se situe d'emblée, comme le fait Nja Mahdaoui, en marge de la facilité débilitante, et va à contre-courant d'une certaine tendance, naturelle, disent certains, qui veut imposer la figuration comme seule forme d'expression valable dans ce pays.
Donc. Mahdaoui refuse, disons-le tout de suite, les mots d'ordre d'un certain folklore et fait preuve d'une exigence rare. Une exigence qui relève d'une conscience hyper-aigue de son pays, de son siècle et de sa condition. Il veut assumer tout cela et, par là même, l'exprimer. Me vient à l'esprit ce mot d'un critique au sujet de l'œuvre de Mahdaoui: « C'est peut-être un des rares artistes d'ici » Pourquoi ? Il faut, évidemment, saisir l'affirmation dans sa compréhension totale. L'œuvre d'art est un enfantement continu à l'échelle d'une vie d'homme. Si Mahdaoui appréhende aujourd'hui son monde à travers le pop'art, c'est qu'il a éte en quelque sorte amené à le faire. « J'ai eu ma période figurative, dit-il; elle a même trop duré. Ce n'était qu'un stade pour vérifier certaines données de base, rien de plus.»
REINVENTER UN MONDE
Mahdaoul a opté, selon lui, pour un langage des formes transfiguré en fonction de ses angoisses, de ses intuitions, de ses sensations prémonitoires. Il lui a fallu coûte que coûte dire son monde. Ses petits bouts de fer soudés selon la fantaisie d'une humeur ou l'illumination d'un instant, ces vis, ces écrous, ces cadrans d'horloge, rebuts dérisoires de ce siècle d'acier, retrouvent leur utilisation en participant à l'œuvre d'art.
Les réflexions narquoises et désabusées qu'il a suscitées lors de son passage à la télévision, l'ont tenforcé dans ses convictions. L'artiste, d'ailleurs, se sent peu concerné par certaines figurations désuètes qui encombrent les cimaises.
Lorsque Mahdaoui évoque ses pérégrinations à travers l'Angleterre, la France et, plus récemment, l'Italie, l'U. R. S. S. et la Bulgarie, il ne dit pas « j'ai appris », mais, simplement, « j'ai musardé dans les musées ». Il a tout dit, car cet exalté, ce globe-trotter de la peinture, ce bohémien récidiviste n'est pas un illuminé et n'a que faire de l'auréole du paria : « Ce n'est pas en reproduisant une darbouka que je m'affirmerai en tant que Tunisien », dit-il ; puis, plus loin: « une vérité ne s'enonce pas, elle se crie...».
Pop'art ou fantaisie décorative. Mahdaoui n'en a cure. Il continue sa recherche : une remise en question quotidienne de lui-même et de son œuvre. C'est l'homme qui l'interesse, l'homme dans un labyrinthe de machines et de bruits.
Dans nos colonnes, Nja Mahdaoui a la parole sans restriction. Déjà, lors de son passage à la T.V., il avait exprimé sans detours son refus irréversible des conformismes décadents, des folklores polyvalents et des niaiseries exotiques qui peuvent s'en réclamer. La véhémence retenue de ses propos et cette absence de sensiblerie romantico-folkloriste peuvent être mises à son crédit.
Aux quatre questions qui vont suivre, Mahdaoui répondra avec franchise.
M. S. BADDAY.
UN VRAI LANGAGE DE FORMES
— Nja Mahdaoui, depuis quand et pourquoi peins-tu ?
Pour exprimer, pour dire certaines choses qu'il est vital de révéler. J'ai spontanément opté pour un langage de formes transfiguré en fonction de mes sensations instinctives. Mon thème quasi obsessionnel est l'homme aux prises avec ce siècle de machines. Que devient-il ? Nous sommes. l'ère du cosmos. au seuil des voyages interplanètaires. J'ai comme la sensation qu'une fantastique et prodigieuse, une mutation va affecter l'homme même sur le plan morphologique. C'est l'homme quotidiennement et irrémédiablement fourvové dans cet effrayant labyrinthe qui m'intéresse avant tout : donc moi-même.
Je peins pour exprimer cela. Rien d'autre ne m'intéresse. Le tableau terminé ne me concerne plus et la satisfaction que j'en tire est provisoire. Pas de fin ni de repit. Le sommet reste désespérément hypothétique Depuis quand je peins ? depuis toujours je crois. Je tente de saisir, de fixer des instants terribles, des moments infernaux, des minutes qui sont autant de diamants dans la vie d'un homme. Alors peindre devient une fonction physique comme manger ou boire. Je suis passé par des instants effroyables. Qui n'a vécu Kafka et son labyrinthe. Mon père agonisait tandis que je lisais Kafka. Résultat : ces instants là sont finalement les plus beaux. Mon œuvre est avant tout la somme de ces situations.
— Avec d'autres peintres tu te situe en dehors de ce qu'il (se) fait ici en général. Pourquoi ? qu'as tu à dire sur la confusion peinture-folklore et sur ce qui en résulte ?
Il était en fin de compte naturel qu'une réaction contre une certaine complaisance ait lieu. Avec Belkhodia par exemple, je me sens une communauté de pensée. Nous, partons des mêmes faits: ceux que j'ai énumérés plus haut. Le folklore ? Je n'ai rien contre notre patrimoine qu'il faut cultiver, enrichir et respecter. Seulement, quels rapports avec la peinture? Les arts populaires tunisiens recélent de prodigieuses richesses tant dans la musique, la danse que dans l'architecture. Une aberrante habitude née de la volonté délibérée de plaire, impose dans nos mœurs artistiques une pâle caricature de notre beau folklore. Un folklore de trottoir dégradé, piétiné. Tout cela sous le fallacieux prétexte de création artistique. Une belle diapositive fait touiours mieux que le meilleur des imitateurs. Je crois que dans la peinture-folklore national, qui peut se concevoir à l'extrême rigueur, tout a été dit par le peintre Bismuth. Depuis personne n'a fait mieux. Pour revenir à ma peinture, je dirais que celle-ci ne résulte pas d'une observation visuelle. mais d'une stricte investigation intérieure qui jaillit ensuite en couleurs sur le monde ambiant. Vendre n'est pas ce qui m'intéresse le plus, mais chercher en empruntant des voies originales, dans une volonté de dépassement tant sur le plan physique que purement intellectuel.
— Ta peinture exprime selon toi, l'homme aux prises avec les convulsions de ce siècle, mais ta technique narrative n'emprunte-t-elle pas les chemins les plus imprévus ?
Je dérange le sacro-saint bon goût, bien sûr. Le bon goût, c'est les porcelaines de Chine, les sculptures d'ivoire, les cuivres ciselés, les tableaux "bien faits" — Tous ces trucs sophistiqués, ce bric à brac de salon qui fait pâmer les initiés du dimanche. Moi, je colle des bouts de fer éclaboussés de couleurs vives. Au fond, l'Art n'est-ce pas ce qui nous est familier ? Ces choses de notre monde immédiat, ces écrous, ces barreaux qui nous assiègent. Le peuple les reconnait et ne s'étonne pas de les trouver sur une cimaise. C'est cela, le Pop-Art; une synthèse, un raccourci qui régénere la chose commune et la sublime. On rira bien sûr, mais je dirais simplement que je me suis éreinté à peindre Sidi Bou Saïd jusqu'au jour où j'ai compris que je perdais mon temps.
— As-tu déjà exposé ? Où ?
D'abord à Palerme,
à la Galerie "El Harka" sous l'égide de M. Francesco Crispi, directeur du Centre Culturel Méditerranéen. Ensuite à Milan, grâce au Signor Sari, Consul honoraire de Tunisie, à la galerie d'avant-garde "Mondo". J'ai laissé quelques tableaux à Florence à la galerie "Numéro". En outre, jattends l'autorisation de M. le Secrétaire d'Etat aux Affaires Culturelles, pour exposer à Sofia en Bugarie, où je suis invité par une galerie. J'ouvre ici une parenthèse pour souligner l'aide constante que M le Secrétaire d'Etat aux Affaires Culturelles ne cesse d'apporter aux jeunes artistes. Le 29 novembre, j'expose en groupe à la
Galerie Municipale des Arts, avec Belkhodja, Ben Cheikh, Juilette Guermadi et Fabio Rochegianni.
M. S. B.