1966 - Un ton neuf

Mohamed Aziza

Catalogue de l'exposition de groupe Garmadi, Belkhodja, Ben Cheikh, Mahdaoui, Roccheggiani, du 22 Déc. 1966 au 4 Jan. 1967, à la Galerie Yahia, Tunis.


 

 

Longtemps on a pu faire de l'Art une imitation de la nature suivant fes recettes du vérisme, du réalisme ou du naturalisme, en un mot, de la copie servile.
C'est au nom du principe de l'imitation que l'Art Abstrait (ou ce qu'il est convenu d'appeler ainsi; mais n'est ce pas une convention absurde ?) fut combattu.
Ainsi en 1880, un journaliste de l'époque, Paul Mantz, écrivait dans "Le Temps" ces lignes qu'il croyait spirituelles : "Devant les œuvres de certains membres du Groupe. on est tenté de croire à un trouble physique de l'œil, à des singularités de vision qui feraient la joie des docteurs en ophtalmologie et la terreur des familles."
Le tragique c'est qu'en 1966 on puisse continuer quelque part, c'est à dire ici ou ailleurs à tenir le même déraisonnement.
 
            Mais qu'est ce que l'Art Abstrait ?
            Et d'abord n'y a-t-il jamais eu d'art qu'."absrait" ?

Ce qui pose l'Art en l'opposant aux autres activités humaines c'est son caractère "non figuratif". Car, enfin, l'art le plus simple — les dessins d'enfant ou de déments — est au-delà du figuratif. Il transfigure le réel par une subjectivisation, si minime soit-elle.

Dans les Arts Sauvages (disons plutôt archaïques) c'est à dire à ses sources même, il est très facile de se rendre compte que l'Art n'est jamais la transcription servile de la réalité sensible, mais bien la présence de l'homme, de ses hantises et de ses aspirations, l'invention d'un monde de formes et de mouvances, un rapport neuf entre l'être et son milieu. Comme dit le poète latin c'est "l'homo additus naturae".
 
Dans ce même ordre d'idée nous pouvons soutenir que la différence n'est pas tellement grande entre tel portrait "figuratif" de Léonard de Vinci et tel autre "abstrait" de Picasso. L'un comme l'autre sur-signifient et témoignent de la présence du créateur à son œuvre. Les techniques de représentation ont certes changé, car comme dit Malraux "chaque grand Art entraine la métamorphose du regard" , mais l'essentiel demeure: la même émotion créatrice est présente.
 
De fait il semble que l'Art moderne (je préfère cette qualification historique) soit l'aboutissement de ses prédecesseurs et c'est une vision évolutionniste que nous offre l'histoire de l'Art non une série de ruptures.
L'Art "abstrait" nous apparait comme l'art de la quintessence, l'étape actuelle de l'histoire de l'Art cet inépuisable "Chant des métamorphoses". On arrive à la promotion d'une existence autonome: celle de l'Art considéré comme un En Soi.
 
Or voici qu'en Tunisie, cinq peintres veulent vivre leur temps, en plus de leur pays, de leur nature, de leur entourage et de leur milieu.
Voici qu'en Tunisie, cinq peintres entendent exprimer leurs angoisses et leurs sensations dans le langage de leur siècle.
Voici qu'en Tunisie, cinq peintres refusent les facilités d'un folklorisme de pacotille, les tentations du typique, et optent pour la difficulté de la confrontation et les risques de l'ouverture.
Voici ici présentées, les œuvres de cinq peintres unis dans et par l'aventure créatrice, soucieux d'invention, passionnés de recherches, jamais sûrs, toujours possédés par la sainte angoisse, détestant par dessus-tout l'immobilisme et le commerce.
Inquiets, conscients et comme fascinés par leur multiples conquêtes...
Voici, ici exposées, les œuvres de cinq peintres qui, vraiment, peignent...