Normand Biron, Paroles de l’art (Montréal: Edition Québec Amérique, 1988), pp. 314–24.
NJA MAHDAOUI
Dans la mémoire du temps, des gestes calligraphiques...
"Lorsque les âmes tendent vers la vie
Le Destin est contraint de leur répondre."
Abou L Qasim ACH-CHABBI

Nja Mahdaoui : Tout naturellement. Je suis né dans une ambiance d'art grâce à mes oncles et à ma mère, non point par le biais de la peinture classique, mais au sens traditionnel - la calligraphie, le tissage de la soie... Parmi mes premiers cadeaux d'enfant, mon père m'amenait des reproductions et me demandait de décrypter, d'essayer de comprendre, de débusquer des particularités, entre autres chez Kandinsky. Ensuite, ce fut l'école où j'ai été attiré par tout ce qui était apprentissage; cela se passait vers 1956 au Scolasticat de Carthage, où l'on étudiait non seulement la peinture de chevalet, mais l'histoire et la théorie de l'art.
Parallèlement à cette institution, il y avait l'École des beaux-arts qui était anarchique, peu structurée comme encore maintenant.... Elle était plus ou moins fréquentée par ceux qui avaient raté leurs études.
N'étant pas allé aux Beaux-Arts, j'ai fait directement de la peinture jusqu'au jour où j'ai rencontré le docteur Averini, qui était le directeur de la Dante Alighieri. Grâce aux expositions importantes, particulièrement en art contemporain, qu'il faisait venir d'Italie, et aux cours sur l'art qu'il donnait, mon attention fut très vite canalisée vers l'Italie. Mais avant de me rendre dans ce pays, je fis un premier voyage en France où j'ai découvert le musée du Louvre dans lequel toutes les grandes civilisations sont représentées. Ce fut le coup de foudre.
De retour à Tunis et à l'Institut Dante, un voyage s'est organisé vers Palerme où la galerie El Harka, une des plus dynamiques galeries d'avant-garde d'Italie, qui dédoublait ses activités entre Milan et Palerme, ville réputée pour ses mosaiques, me fit une exposition. Beaucoup de peintres du Nord de l'Italie viennent y passer leurs vacances et ont même repris cette galerie, El Harka, qui signifie en arabe action.
NM. J'avais une grande envie de m'inscrire à l'Academia Santa Andrea. Ainsi, j'ai eu la chance, en Italie, de participer à des ateliers où on peut trouver des maîtres qui donnent des cours à peu d'élèves et qui n'hésitent pas à vous accueillir. J'ai eu le bonheur de travailler avec de véritables maîtres, qui ont respecté mon cheminement et les problèmes que je pouvais avoir en raison du lourd héritage culturel que je portais.
J'ai fini par m'intégrer dans la gestuelle et la plastique actuelles, jusqu'au jour où j'ai rencontré le Padre Di Meglio, un homme exemplaire, tant par ses vastes connaissances des théories de l'art que par ses approches pratiques de l'art. Il enseignait, à la fois, les différentes techniques de la calligraphie du Proche-Orient et de l'Asie. Lorsque j'ai vu, entre autres, tout ce qu'il fallait faire en architecture et en composition, j'ai eu un choc. C'est avec le Padre Di Meglio que j'ai eu le premier contact théorique, la véritable prise de conscience de la profondeur de ma culture qu'est la civilisation arabo-islamique !
NM. En 1966, je suis revenu à Rome et j'ai vu beaucoup de bonne peinture classique, à vous couper le souffle. Pendant cette période, je privilégiais le geste qui m'a amené à l'abstraction lyrique. J'avais besoin de me dégager et de dénoncer l'image de pacotille, de répétition, de carte postale que l'on pouvait trouver chez nous.
Et en Europe, je me suis trouvé dans un autre moule où, à force de vouloir apprivoiser le geste, je sentais que je perdais quelque chose... La galerie Cortina de Milan avait accepté d'exposer mes grands tableaux très libres; mais l'on avait, en meme temps, besoin de me coller une étiquette, des origines, et de me faire entrer dans ce bouillonnement de formes et de styles dits internationaux. Ce fur une prise de conscience très vive. Quelque part, dans mon inconscient, je me sentais porteur de la lettre, du signe: dans des travaux rapides chez moi, la forme calligraphique était toujours presente.
Après avoir quitté Milan, j'ai cessé de travailler, et je me suis appliqué à essayer de trouver mon geste. C'était davantage une réflexion théorique. Ce n'est sûrement pas un hasard si ce questionnement intervenait à un moment où nous étions plusieurs, venus d'Irak, du Maroc, de Tunisie... qui tentions de prendre conscience de ce que nous étions. Nous voulions pouvoir dire quelque chose dans notre propre langage : non point répéter à partir d'un patrimoine et d'un héritage culturel, mais partir de ce passé sans nous y enfermer - ne pas imiter, mais en tenir compte jusqu'à trouver notre propre voie. Et pour que cette distance soit possible, il était nécessaire d'être ouvert à ce qui se faisait partout. À ce moment, je me suis demandé comment m'assumer, assumer ma culture au sens noble du terme. C'était prendre position, et c'est devenu une attitude.
Donc, tout en travaillant théoriquement, et en pensant pratiquement à ce choix délibéré, il fallait demeurer vigilant pour ne pas me mettre dans des carcans que j'ai toujours dénoncés. Et je me suis dit une chose très simple, à savoir qu'il faut travailler, travailler, dire quelque chose, parallèlement à ce qui se fait ailleurs.
Non pas rompre avec ce qui se fait dans un autre lieu, mais essayer de faire jusqu'à ce que le référent soit remplacé par quelque chose qui vienne de nous et à partir de nous. En changeant le référent, on pourrait réfléchir sur la façon de construire une plate-forme différente de réflexion, faire une relecture du nous, de notre patrimoine, de notre culture, tout en saisissant l'essentiel chez l'homme. À la condition que cette démarche puisse m'ouvrir sur autre chose; sinon ce serait vite l'emprisonnement dans l'autosatisfaction. Mon souhait est de rejoindre l'universel, tout en étant un témoin - un peu comme les Japonais - de ma propre culture ?.
NB. Et comment réagissent les jeunes peintres tunisiens?
NM. En Tunisie, beaucoup de jeunes, fraîchement sortis des Beaux-Arts, sont maintenant un peu perplexes; et bien qu'ils aient fait de grandes écoles, des etudes théoriques, voire des doctorats à Paris ou ailleurs, ils se sentent questionnés par ce que je fais, par un thème qui m'est très cher, soit le geste de l'artisan créateur que je ne délaisse pas, mais que j'accepte et souhaite. Au fil des années, je me rends compte que ma manière de travailler est proche de celle de l'artisan.
Je ne parle pas des scribes, mais de l'âge d'or des calligraphes. Il faut se rappeler la façon dont ils glissaient les jambes sous une table basse, non seulement pour la calligraphie, mais pour tout travail d'art. Les artisans ont conservé cette posture très ancienne que l'on trouvait des siècles auparavant : une position de rapport avec l'œuvre, une manière de la poser à plat, une façon d'observer jusqu'où va son propre geste, sa respiration; toute cette conscience m'est venue par le travail. Et pourquoi pas !
Entre l'artisan créateur qui a créé des choses dont on a des traces partout dans le monde, et l'autre monde, ma vérité ne pourrait-elle point être plus près de l'artisan créateur... Bien que le monde occidental ait créé un nouveau rapport chevalet - toile - pinceau, les autres formes d'art très anciennes sont aussi là, incrustées. Elles sont visibles autour de nous et on les vit à la fois de l'intérieur.
Mais comment saisir l'essentiel de quelque chose qui risque de se perdre? Je pense, entre autres, aux merveilles réalisées en mosaique... Pourtant le geste créateur existe encore, bien que l'on se soit mis à en faire une industrie pour des raisons économiques. Notre vérité de création est peut-être dans la richesse de notre civilisation et pas ailleurs. Sommes-nous obligés d'apprendre à nos enfants l'alphabet de ce qui se fait en peinture à Paris, Berlin, New York ? Notre formation peut nous permettre d'accéder à cette culture, de découvrir certaines choses, mais il ne faut surtout pas calquer tel quel ce qui se fait. On n'est pas obligé d'apprendre les mêmes codes de l'apprentissage culturel...
NB. La beauté...
NM. Je ne sais si c'est intérieur ou extérieur. La beauté peut se trouver partout.
En théorie de l'art, il a été prouvé qu'il y a une différence énorme entre un portraitiste qui prend comme modèle un très belle femme et l'œuvre qu'il produira, qui peut être très mauvaise. Les facultés psychosensorielles de chaque individu peuvent lui donner la sensation du beau aussi bien devant un caillou que devant une paire de godasses... Elle est selon les facultés, les sensations et les réflexes de chaque individu. La beauté nous entoure, mais la percevoir est une autre chose. Il y a une éducation qui ne relève pas uniquement de la création.
NB. La couleur...
NM. Je suis fils du soleil. Nous sommes assaillis par cette puissance de la lumière; elle nous force à un rétrécissement de la pupille. Et cela brise, dans nos yeux, les rapports de couleurs. Il est même curieux d'observer que plus on avance chez nous dans la campagne, plus on a besoin de mettre une note de couleur, violente pour une Nordique ou un Scandinave...Alors qu'en Europe, on rêve d'avoir plus de lumière, de soleil, nous avons ici trop de soleil. C'est la configuration de la nature qui appelle la couleur; et je me demande si la nature des lieux n'appelle pas ce besoin de telle ou telle couleur. En sémiologie, la grammaire de la couleur est tout à fait autre chose... Ce que le jaune veut dire pour un Chinois, ce que la tache rouge signifie pour un Belge, ou le gris pour un saharien, c'est extraordinaire au plan de la pensée et de l'être humain. C'est presque métaphysique...
NB. Dans votre oeuvre, je serais tenté de lier le noir et l'or à la mort et à la
fête...
NM. C'est culturel. J'appartiens à cette culture dite arabo-islamique. La notion de la mort, liée au noir, appartient surtout aux chrétiens. Les fiançailles, chez nous, impliquent toujours un décor où le noir existe, et cela ne sous-tend pas obligatoirement le deuil - nous enveloppons, par exemple, nos morts dans le blanc. L'or qui fut, comme le portrait, presque interdit chez nous, est devenu pour moi un jeu symbolique; j'aime cette non-couleur.
NB. Et la couleur intérieure de votre écriture graphique...
NM. Dans mes travaux graphiques, je ne joue pas avec les mots qui sont des calligrammes libres. En prenant la lettre dont la source est la calligraphie arabe, j'entends la libérer par le geste. Travaillant avec la morphologie de la lettre, tout en l'éloignant de son contenu linguistique, j'ai gardé l'ossature et la forme qui m'ont permis de conserver le rituel esthétique. Cela m'a donné l'occasion d'aller très loin dans l'histoire pour essayer de comprendre le développement de ces signes qui peuvent remonter jusqu'à l'araméen. Nous avons treize grandes écoles d'écriture dont sept importantes...
NB. L'écriture arabe semble avoir conservé les rythmes visuels du langage...
NM. La calligraphie spécifiquement arabe a le don de diluer la forme, la cursive, les courbes... Passionnant est le fait que la calligraphie ne soit pas demeurée figée dans une seule école. Il y a eu plusieurs écoles où la diversité de la langue arabe a pu apparaître, particulièrement là où l'Islam a bougé (Turquie, Iran...). Il est intéressant de noter ce que la philosophie arabe et les gens de chaque lieu ont donné à cette calligraphie. Ils s'en sont accaparés et lui ont injecté du sang neuf, une nouvelle forme.
Le verbe, le contenu dialectique du mot, je les ai éloignés volontairement; de plus, n'étant ni copiste ni écrivain, mais plasticien, il n'était pas question que je prenne des textes connus que je révère. À un certain moment, je me suis servi de la lettre et elle m'a répondu dans toutes ses courbes, ses formes, car j'ai respecté l'équilibre de ses possibilités dans la morphologie, la composition, tout en la ramenant à un jeu spatial de composition. Comme elle est inépuisable, je l'ai faite en sculpture, en tapisserie, en reliefs...
J'ai effectué des recherches sur l'appartenance et tout ce qui transcende.
Dans une grande salle, j'ai disposé des parchemins sur les murs, et on a invite, en les filmant, deux personnes : un Européen et un homme appartenant à ma culture. Chacun, en pénétrant dans la salle, a eu un comportement intéressant à la vue de ces œuvres. L'homme de ma culture est allé vers l'œuvre pour se l'approprier. C'est quelque chose qu'il croyait pouvoir lire, donc posséder par la lecture. Il s'est trouvé gêné dans son comportement, car il n'a pas pu lire. Il a dû réfléchir. pour se rendre compte que le problème était d'ordre esthétique. L'œuvre était ramenée à l'universel par l'apport du geste plastique. Cela me tient à coeur dans ma recherche, le fait de pouvoir amener cette démarche sur le plan universel, en la sortant d'un enfermement dans le verbe, le mot...
NB. Peinture et écriture, geste et tradition...
NM.La démarche des plasticiens a fait éclater les codes de l'académisme en arts plastiques. Peut-être que la peinture a fait éclater ses limites, pour respirer, s'étaler... Elle a quitté la forme immédiate, l'oiseau, le paysage... Cet abandon du signifiant - signifié me rappelle étrangement que ma lettre n'est pas porteuse de messages, mais se signifie elle-même. En fait, ce que j'aime, c'est le geste.
Dans la liberté de création, je veux aller vers la rigueur, mesurer mes limites d'être, d'homme, et non point flirter avec l'anarchie, car la création aime la liberté, mais n'aime pas la charge dans l'absolu, au nom de la liberté. La liberté est une chose précieuse qui peut nous engloutir ou être notre compagne pour la vie, si on la respecte.
NB. Vos thèmes?
NM. Libres! Je ne donne jamais de titre, sauf ici au Symposium de la jeune peinture de Baie-Saint-Paul; ce fut un plaisir de le faire et j'en ai eu envie. Cette absence de titre répond à un désir de ne pas conditionner celui qui regarde. Je le laisse libre de dialoguer, de partir.. Je désire que les premières réactions viennent uniquement de ce que l'on a sous les yeux. Le spectateur doit dépasser le degré du simple regard pour pénétrer, sentir. C'est une question de vibrations, et non de dictée...
NM. Je suis dans la limite vie-mort: comment la vie tient la mort par un fil, et comment la mort est omniprésente. Je me dis, à chaque œuvre de n'importe quelle dimension, que c'est un privilège de pouvoir ajouter à la création. Cette sensibilité, cette force entre mes mains, est peut-être matérielle, mais tellement éphémère, même si elle donne une sculpture en béton... Tout tient à ce fil de notre vie, celui du geste créateur. Nous sommes nous-mêmes éphémères. Et chaque fois que je tiens une œuvre entre mes mains, j'ai cette sensation qu'elle n'est jamais finie. Même accrochée à un mur, même signée, elle appartient à cette grande chose qu'est la création.
Le geste est charnel, sensuel, métaphysique. Sans le geste, je ne vois pas pourquoi on parlerait de création. Tout ce que l'on crée passe par le charnel.
NB. La performance...
NM. Elle est limitée dans le temps. J'ai écrit sur le corps d'êtres humains, après avoir touché à tous les matériaux connus, du bois à l'os... Mon rapport à l'être humain n'est pas une recherche de matériau, mais une réflexion sur l'éphémère.
Dans ma société, le corps veut dire quelque chose.
J'ai essayé de créer une œuvre éphémère dans laquelle le corps accepte de participer à une œuvre en gestation. Le choix de femmes s'est imposée, par la nature des choses, dans nos rapports au niveau de la compréhension, de la complémentarité naturelle. J'ai joué sur la fusion des deux. Où commence et où finit l'homme, et inversement. Il y a un trait d'union. C'est un seul être, à la fois pour l'esthétique et pour la compréhension. Ces lettres de la calligraphie arabe, posées sur le corps, prennent plusieurs dimensions. À l'opposé des tatouages qui sont des signes qui s'inscrivent dans le temps, ce corps, maculé de signes éphémères qui s'effaceront au contact de l'eau, deviendra une œuvre que l'on ne pourra plus manipuler, chosifier, car elle est appelée a ne vivre que le temps insaisissable de l'instant vécu. En bougeant, le corps a créé une composition graphique qui me dépasse, parce que je n'en suis plus le maitre...
NB. Ce qui vous tient à cœur...
NM. Je ne crois pas que je puisse répondre à cette question. Il y a l'amour de l'autre... Et à la fois, si on essayait, quelque part au monde, d'étouffer la création, cela me ferait mal, où que l'homme se trouve, l'homme sincère avec lui-même.
Et si l'on devait empêcher, par exemple, un poète de dire ce qu'il porte en lui, cela me toucherait beaucoup..
NM. La création, de tout temps, a été une affaire individuelle, parce que nous ne sommes que des témoins de quelque chose, quelque part au monde. Vouloir détruire la notion de ce témoignage deviendrait dangereux pour le futur. Que cela devienne ensuite international, universel... Le futur sera construit sur le présent qui prend conscience du passé.
Le futur est à la fois condamné à un travail communautaire universaliste. Il faut donc éviter de se claquemurer, car celui qui croit détenir quelque chose et s'enferme avec ce bien va vers l'autodestruction. L'universalisme, c'est la compréhension de la grammaire de l'autre...
