L’Afrique Littéraire et Artistique, no. 3, Paris, Février 1969, pp. 33-37.
Il y a d’abord l’œil, multiplié, omniprésent, expression du témoignage. L’œil au centre de la majeure partie des œuvres de Nja Mahdaoui, peintre tunisien, paquet de nerfs insaisissable, difficile à suivre et cultivant peut être la plaisanterie pincée et grinçante en exutoire à son angoisse. Il y a ensuite la main en coquille ou aux doigts écartés, découpés dans une revue. Une profusion de mains contenant des yeux collés sur un grand rectangle de carton. C’et une vérité assez extraordinaire, cette magie des ciseaux et du pot de colle qui donnent, une fois le travail terminé, un frappant kaléidoscope d’humanité recelant en filigrane une multitude de significations et permettant toutes les interprétations.
Mahdaoui, l’homme transparait à travers l’équilibre subtil et l’apparente incohérence de ses collages ; engagé sans aucune réserve pour une communication entre les hommes, passionné jusqu’à l’absurde. Si l’on devait émettre les qualifications d’usage sur sa peinture on dirait tout de suite : impressionniste et surréaliste. Mahdaoui en convient sans l’ombre d’une hésitation, bien que ses grandes compositions chromatiques rappellent la “manière pop“ avec l’utilisation sur la surface du tableau des matériaux les plus divers et des objets les plus inattendus.
“J’ai opté, dit-il, pour un langage de formes qui ne tienne compte d’aucune limitation, un langage élaboré en fonction de mes sensations, des intuitions prémonitoires qui en découlent.“
Il a fallu coûte que coûte dire son monde, ces petits bouts de fer soudé selon la fantaisie d’une humeur ou l’illumination d’un instant, ces vis, ces écrous, ces cadrans d’horloges, rebuts dérisoires de ce siècle d’acier, ramènent à l’interrogation du poète : “objets inanimés...“. Le peintre, lui, en tout cas les saisit en tant que symboles directs de l’humanité et les introduit dans sa “dialectique plastique“. “L’objet mort“ retrouve ainsi une seconde vie par la grâce de l’artiste.
C’est dans son atelier de la Cité Internationale des Arts, au milieu de ses œuvres que je l’ai surpris. Faire parler Mahdaoui de lui-même et de son travail fut, il faut l’avouer, singulièrement difficile, non qu’il se déroba à mes questions mais parce qu’à l’image de ses œuvres, le peintre est déroutant. Il semble que sa pensée n’ait pas de fil conducteur mais qu’en lui plusieurs idées s’élaborent parallèlement. Comme cela lui arrive souvent lorsqu’il abandonne un tableau pour en concevoir un autre qu’il jette aussitôt pour commencer un troisième, il émet une idée, la développe un moment et sans crier gare, fait dévier la discussion sur un autre sujet. Voici cependant l’essentiel d’une discussion quelquefois chuchotée mais parfois heurtée. Mahdaoui ne parle pas. Il s’exprime avec tout le corps, paupières plissées, mains fines d’une incroyable mobilité. Et au bout de la phrase, un rire...
“Je peins pour m’exprimer bien sûr, pour dire certaines choses qu’il est vital pour moi de relever. J’essaie de figer le fugitif sans y parvenir parce que mon drame réside dans l’insatisfaction que me procure toute œuvre finie. Je la renie. Je n’y peux rien. A peine est-elle créée que je ne la reconnais plus comme mienne. Je vais alors de l’avant en essayant, vainement d’ailleurs, de communiquer à mes doigts la vitesse de mon esprit. C’est dur et je m’essouffle souvent à courir après mon ombre. Le repos ? J’y pense souvent mais ce serait figer, accepter de mourir...“
Nja Mahdaoui est un exemple frappant de cette mobilité intellectuelle qui le propulse à la recherche d’un hypothétique sommet et d’un équilibre factice. Il avoue être conscient de la stérilité de la quête qu’il entreprend depuis des années.
“Je n’y parviendrai peut-être jamais mais j’essaie d’exprimer matériellement un monde qui m’est propre, fait d’une succession ininterrompue d’images mentales, d’affleurements de l’inconscient qui provoquent quelquefois l’émergence d’une parcelle de vie subconsciente. Je veux répertorier et donner corps à ces images mentales qui ont le don de supprimer la frontière entre ce qu’on appelle le présent, le passé et l’avenir. Ce n’est pas une prostration mais un regard introspectif et c’est dans l’impossibilité de donner à ce regard un maximum d’acuité que réside mon problème principal. Je brûle alors mes nuits à la recherche de l’image. Plus de sommeil. Quant au contenu d’une œuvre d’art, il ne peut avoir valeur de sentiment graphiquement retranscrit, il n’est que jalon dans l’espèce de tunnel qui conduit vers d’autres profondeurs.“
Je me suis laissé dire en sa présence que le choix de ses couleurs indiquait une vocation exclusivement africaine, à l’irrationnel et à la violence. Ce fut l’occasion pour lui d’affirmer avec véhémence son appartenance culturelle :
“Je suis Africain et Arabe, il est normal que ma peinture en contienne certaines résurgences. C’est pour cette raison que j’accepte froidement cette accusation d’être à la traîne, de refaire inutilement le chemin des surréalistes. Mais où donc Picasso, Braque ou Klée ont-ils glané leurs signes et contribué à révolutionner la peinture occidentale, sinon chez nous, en Afrique ? Lorsque les architectes musulmans de l’âge d’or arabe composaient leurs merveilleuses arabesques, les artistes européens du moyen âge et de la Renaissance s’attachaient uniquement à la reproduction des visages et des corps.
Quand un peintre africain expose on s’attend toujours à voir des chameaux, des scènes de danse ou un paysage de brousse.
L’Europe nous a donné une croûte de sa culture et nous sommes tous des monstres culturels. Au lieu de boire jusqu’à la lie il faut prendre uniquement l’ABC, il faut chercher. Par ailleurs, je suis contre les cloisonnements et pour une ouverture planétaire...
...Qu’on ne dise plus c’est arabe, c’est chinois, c’est espagnol... Qu’un chinois puisse chanter une mélopée de la brousse africaine et qu’un noir chante une berceuse esquimaude ou un cantique indien. Pourquoi pas ?“
Mahdaoui aurait pu “faire beau“, céder à la facilité mais l’idée d’exploiter un filon scandalise ce forcené de la couleur qui brula un jour plusieurs de ses toiles au grand désespoir de ses amis.
“Je ne m’arrête pas. Faire beau me fait peur. La perfection n’existe pas. J’ai commencé comme tant d’autres par reproduire des paysages baignés par le clair de lune et autres reproductions “photographiques“. J’en suis revenu. Toute cette recherche de la séduction n’était que de l’hypocrisie et du faux. J’ai alors affronté la réalisation d’images nées de ma propre fantaisie, sans relation avec la perception visuelle des objets.“
Sa démarche picturale relève aussi de la lutte de l’homme contre la solitude morale, de l’homme déserté par ses folies et confronté à la logique implacable et desséchante. L’attente tue et Nja Mahdaoui refuse d’attendre. Il embrasse furieusement l’instant présent pour tenter de fixer sur la matière. Et lorsqu’il s’aperçoit que la permanence de cette matière est éphémère, il ne lui reste plus qu’à courir comme il le fait depuis des années.

Reste un mot à dire sur l’interférence entre la peinture de Mahdaoui et certaines nouvelles recherches littéraires. Je cite ici cette tentative de description entreprise par l’écrivain tunisien Salah Garmadi, tentative qui n’est peut être que la transcription littéraire d’un tableau du peintre :
“L’homme est spaghettique. C’est la mort, crâne rasé qui a tissé le cœur et l’entre-cuisse. L’œil énuclé est blanc et sans amitié pour son frère, cœur de montre jaune qui ne bat plus. L’homme est araignée à la toile homicide. Le sexe, baleines noires d’un parasol absent est sans soleil, l’homme a bien une tête mais c’est Hiroshima sans amour (...) L’homme n’est pas seulement absent du monde, c’est comme s’il n’y avait jamais figuré.“
On s’étonnera peut être de l’ésotérisme de cette formulation mais aussi hermétique qu’elle soit, elle indique bien l’étroitesse de la voie empruntée par le peintre tunisien. En exprimant ces phobies et sa peur par la négation totale de l’homme - s’il ne devait être qu’un reflet - Mahdaoui contribue à sa façon à l’avènement de cet homme “neuf“ du Tiers Monde et dont la caractéristique essentielle sera l’universalité culturelle.
Moncef S. Badday
