Entretien réalisé à Cologne le 25 juin 1993.
Publication Hommage
"Le Conte d'Ali Ben Bakkar" de Shams An Nahar*
Conte traduit par Jamel Eddie Bencherkh, gravé et illustré par Nja Mahdaoui.
Extrait d'une interview de Jamel Eddine Bencheikh par Barbara Amhold
à Cologne le 3 mai 1994.
Jamel Eddine Bencheikh : "La Volupté d'en mourir*, c'est le sous-titre que j'ai donné au conte des Mille et Une Nuits qui s'appelle "Le conte
d'Ali Ben Bakkar" de Shams an-Nahãr.
Barbara Arnhold : Ce sont les noms des deux personnages principaux, un horme et une femme.
J. E. B. : Ce sont les deux amants. Lui est un jeune prince persan qui arrive à Bagdad, et elle est la favorite du calife Harün al Rashid. Ils se voient dans une bijouterie des rues de Bagdad, ils s'aiment: "La Volupté d'en mourir" ? Les deux amants, sans se posséder d'ailleurs, il faut le sou-ligner, vont mourir tous les deux d'aimer l'autre et de ne pas l'atteindre.
B. A. : J'ai la la fin de ce conte dans le coffret de Nja Mandaoui qui a illustré ce conte. La jeune femme s'empoisonne, n'est-ce pas ?
J. E. B. : Non, pas du tout. Elle ne s'empoisonne pas, elle meurt. Elle meurt de rien. C'est un conte tout à fait étonnant, parce qu'on ne peut pas imaginer que dans la civilisation arabe, à la fin du Villème siècle où règne Härün al Rashid, la favorite du commandeur des croyants, du chef de l'empire, puisse aimer un jeune prince persan, sortir du palais, le rencontrer, le voir. La police s'aperçoit de sa sortie et elle vient informer Hãrün al Rashid. Il se passe là quelque chose de stupéfiant. Härún al Rashid va la voir, la trouve malade. Elle est malade d'amour, il la prend dans ses bras, et il la berce jusqu'à ce qu'elle meure.
Une autre chose inouie, c'est que le jeune homme meurt de son côté. On les enterre tous les deux, et tout Bagdad suit le cortège funèbre des deux amants : c'est impensable à Bagdad sous le califat d'Härún al Rashid. Au lieu de punir sévèrement la jeune fille, il comprend cette passion et il accompagne la jeune fille jusqu'à sa mort.
B. A. : Vous avez choisi ce conte à cause de cet amour-passion exceptionnel et de la compréhension finale de l'homme de pouvoir ?
J. E. B. : Oui, effectivement, je pense que c'est une tragédie chaste : les deux amants ne se possèdent pas. C'est aussi une tragédie inouie par le comportement à la fois du commandeur des croyants Härún al Rashid et de toute la foule de Bagdad qui accompagne l'enterrement : c'est pour cela que j'ai sous-titré ce conte "La Volupté d'en mourir". Les amants refusent de ne pas s'aimer mais ils préfèrent aller vers la mort plutôt que de céder à leur passion. Il y a dans certains romans d'amour des Mille et Une Nuits une volupté de mourir d'amour plutôt que de renoncer à l'amour. Le travail de Nja Mahdaoui convenait à cette marche funèbre et triomphale en même temps, parce qu'ils vont vers la mort, mais aussi vers la réalisation absolue de leur amour. Ils ne le consomment pas, mais ils le maintiennent comme l'auraient souhaité les surréalistes. Une très belle phrase de Paul Eluard dit que les amoureux qui s'aiment, devraient s'assassiner dans la minute même où ils tombent amoureux pour ne pas connaitre la chute de l'amour, pour nè pas connaitre les lendemains de la passion qui sont toujours un retour à la vie, au quotidien, un anéantissement de l'amour. Il faut rester à ce sommet-là, ce moment absolu où on s'aime et ou l'on n'accepte pas que l'amour diminue et dispa-raisse.
Les illustrations de Nja Mahdaoui accompagnent ce mouvement voluptueux vers la mort. Ici, l'amour ne se glorifie que dans la disparition. Ce conte touche de très près au mouvement des mystiques musulmans, mais aussi chrétiens et juifs qui s'anéantissent en Dieu. Il y a un nom arabe qui signifie l'anéantissement en Dieu, c'est le moment où on quitte son être charnel, sa quaiité d'homme pour se consumer dans l'amour de Dieu. Sans qu'il y ait de dimension mystique dans ce conte, il y a tout de même un mysticisme de l'amour humain. Au quotidien, l'amour finit par se dissoudre dans l'existence.
Nia Mahdaoui et les Mille et une Nuits
Nja Mahdaoui s'entretient avec Barbara Arnhold
Barbara Arnhold. Nja Mahdaoui nous présente un coffret qui contient des Mille et une Nuits qu'il a illustré dans un esprit très particulier.
Nja Mahdaoui. Ce travail se situe dans le sillon de ce que j'aippelle "L'Art total". J'ai eu le plaisir de rencontrer Jamel Eddine Bencheikh, d'origine algérienne, qu'on connaît bien à la Sorbonne comme au Collège de France. C'est un écrivain, un chercheur, un enseignant, un poète. Il est bilingue, mais son œuvre est surtout connue en langue française. Bencheikh, connaissant mon amour pour les Mille et une Nuits, m'a confié un conte encore inédit aujourd'hui.
BA. Il existe encore des contes inconnus dans cette oeuvre ?
NM. Ils sont connus par quelques érudits et quelques chercheurs qui ont eu la chance d'avoir accès à des bibliothèques importantes comme celles de Saint-Pétersbourg ou du Caire, ou peut-être de Tunis... Il s'agit ici d'un inédit dans le sens de l'édition telle qu'on l'entend de nos jours, spécialement du point de vue de la traduction de la poésie. Ce conte de quatorze nuits est une exception : j'ai éprouvé un immense plaisir d'abord à sa lecture et ensuite en le traitant à ma manière.
BA. Dites-nous un mot sur l'histoire de ce conte puisque votre illustration est un approfondissement de son contenu.
NM. Il s'agit d'une traduction de l'arabe au français. Les gravures que j'ai traitées sont donc présentées en langue française. J'ai aimé la manière de traduire de Jamel Eddine Bencheikh. Ce conte, qui ressemble aux autres contes d'ailleurs, se situe à Baghdad, à l'époque de Hârounal Rashid. Le point de départ est la simple histoire d'amour d'un jeune prince persan, voyageur, parce qu'il y a toujours des voyageurs dans les Mille et une Nuits, qui arrive à Bagdhad et qui tombe amoureux d'une jeune fille. Ce n'est pas une princesse, mais elle appartient à la cour et est une des favorites du Calife. Comme toutes ces dames, elle est très belle et assez jeune. Le conte a l'air de ressembler aux autres, mais dans un jeu de combinaisons propres aux Mille et une Nuits, il touche à la socio-politique en quatorze nuits. L'approche de l'amour, dans un raffinement extrême au niveau des rapports de société, apporte le sens du savoir-vivre de notre société contemporaine. Ce conte est pour moi contemporain dans toute sa texture.
BA. Est-ce un amour heureux ou malheureux ?
NM. Il s'agit d'un vécu douloureux au niveau de la pensée, de la mémoire. de l'existence de l'être. Cet amour se termine mal pour le jeune prince et la jeune Diva. Lui s'appelle Ali Ben Bekkar, et elle, Shams An-Nahâr, ce qui veut dire Soleil du jour. Chaque fois qu'on parlait des femmes et de leur beauté,on les comparait à la lune ou au soleil et cela même parfois pour les hommes. La jeune fille du conte était si belle qu'elle aveuglait le regard de l'autre. On a beaucoup de peine à croire que cette Diva a vraiment existé. Elle était presque transparente par la force de son existence. Ce conte est très beau : c'est un sujet de réflexion pour nous aujourd'hui. J'ai dit que le prince venait de Perse et s'est retrouvé à Baghdad. Cela se termine par la mort omniprésente que l'on sent depuis le début du conte. Jamel Eddine Bencheikh a ajouté un titre,"La volupté de mourir d'amour".
BA. Cela traduit-il les rapports qui existaient à l'époque entre la Perse et Baghdad ?
NM. Non, au contraire. Tout semblait être en parfaite harmonie. Le prince Ali Ben Bekka aurait pu être un prince égyptien comme on en trouve dans d'autres contes. Ici, n'oublions pas qu'il s'agit d'un prince, mais aussi d'un intrus en face d'une cour et d'un Etat organisé.
BA. ll a presque volé la femme d'un autre.
NM. C'est cela. Et il faut replacer l'intrigue dans la cour d'une royauté, avec les concubines, et, ce que l'Occident a appelé à tort, le harem. A l'heure actuelle, on colle le mot harem même aux maisons de tolérance, ce qui est grave. Tel prince ou tel roi a eu plusieurs femmes, mais il ne faut pas oublier le raffinement extrême des rapports sociaux qui ressemblait étrangement à celui des cours occidentales. Il s'agit peut-être d'un imaginaire qui n'a jamais existé, mais on a trop falsifié l'histoire par des choses vulgaires à ce sujet. Je ne voudrais pas parler du nombre de cabarets qui portent le nom de Shahrazade ou de tel ou tel prince. C'est malheureux au nom de la culture universelle, car c'est une tromperie.
BA. Avec ce conte et par son illustration, vous voulez revenir à la beauté de cette oeuvre littéraire, oeuvre-clé du patrimoine culturel arabe, et dénoncer toutes ces falsifications et vulgarisations qui ont été faites à propos des Mille et une Nuits et de Shahrazade.
NM. Absolument. L'illustration, c'est ma manière d'écrire. J'ai eu envie de traiter ce conte en gravures : tout est composé dans le rythme de la lecture. Mon approche est une création esthétique personnelle. J'ai réécrit, retravaillé, retraité la partition à ma manière. Ma contribution est le regard esthétique en harmonie avec la traduction. C'est uniquement parce que j'ai aimé l'approche de Bencheikh que j'ai plongé dans le traitement de ce conte.
BA. Dans votre illustration, vous utilisez la calligraphie qui est un art spécifique ; vous puisez aux sources de cet éléement fondamental de la culture arabe.
NM. Mon approche esthétique, et la lettre dans ce conte, est un rappel en toute beauté des origines. Lorsqu'on pense aux voyages des Mille et une Nuits, lorsqu'on pense à leur présence dans les foyers, à leur lecture même par petits bouts, ce conte extraordinaire est à reconsidérer par une nouvelle lecture.
BA. Comment contribuez-vous à cette relecture ?
NM. En essayant de la présenter dans sa beauté profonde et en l'empêchant de rester simpliste. L'approche esthétique est une invitation à une lecture dans la langue de l'autre et dans le rappel de la source, en la replaçant dans un contexte spécifique, avec un regard contemporain, plus juste et plus proche de la réalité telle qu'elle fut.
BA. Vous ne faites pas une illustration des personnages, mais vous restez au niveau de l'abstraction avec ces signes. Comment traduisez-vous alors le contenu de l'atmosphère du conte ?
NM. L'approche esthétique entre l'Orient et l'Occident tient à cela. Les peuples du Livre - le peuple hébraïque et le peuple musulman - n'avaient pas à illustrer par l'image la pensée. Ils l'ont donnée par l'écriture. S'il y a eu une idée de l'interdit, cela a été parallèle au Livre, On a souhaité qu'on ne reproduise pas l'homme, l'animal. Pourquoi ? Parce que la puissance suggestive des mots a été présentée en premier lieu, et cela continue dans la mémoire de ces peuples. Ce conte, d'une grande beauté plastique au niveau du verbe, n'a pas besoin d'illustration. L'Occident a mis du temps à comprendre d'où vient l'abstraction, la géométrie, la pureté des vides et des pleins. Les peuples du Livre ont inculqué le savoir très tôt par rapport à d'autres peuples qui avaient besoin de l'image à cause de leur imaginaire bloqué.A l'époque actuelle, je continue à respecter l'écriture en l'illustrant dans une formule d'abstraction pure pour laisser au lecteur le temps d'apprécier la puissance du contenu du verbe, parce que le conte est profondément suggestif dans le développement de l'histoire au niveau de l'écriture.
A quoi bon présenter une canne d'aveugle, des lunettes de myope ? Toute illustration figurative revient à présenter une canne à quelqu'un qui verrait mal, afin de prévenir sa chute. C'est comme si on avait peur qu'il titube. Or, une œuvre littéraire d'une poésie profonde n'a, la plupart du temps, pas besoin de figuration. Je reprends, au sens contemporain du terme, à la manière suggestive de l'esthétique. En revanche, il y a des connotations dans les couleurs.