"Le Conte d'Ali Ben Bakkar" de Shams An Nahar*
Conte traduit par Jamel Eddie Bencherkh, gravé et illustré par Nja Mahdaoui.
Nja Mahdaoui s'entretient avec Barbara Arnhold pour la Deutsche Welle.
Cologne, le 25 juin 1993
Barbara Arnhold. Nja Mahdaoui nous présente un coffret qui contient des Mille et une Nuits qu'il a illustré dans un esprit très particulier.
Nja Mahdaoui. Ce travail se situe dans le sillon de ce que j'aippelle "L'Art total". J'ai eu le plaisir de rencon¬trer Jamel Eddine Bencheikh, d'origine algérien¬ne, qu'on connaît bien à la Sorbonne comme au Collège de France. C'est un écrivain, un chercheur, un enseignant, un poète. Il est bilingue, mais son œuvre est surtout connue en langue française. Bencheikh, connaissant mon amour pour les Mille et une Nuits, m'a confié un conte encore inédit aujourd'hui.
BA. Il existe encore des contes inconnus dans cette oeuvre ?
NM. Ils sont connus par quelques érudits et quelques chercheurs qui ont eu la chance d'avoir accès à des bibliothèques importantes comme celles de Saint-Pétersbourg ou du Caire, ou peut-être de Tunis... Il s'agit ici d'un inédit dans le sens de l'édition telle qu'on l'entend de nos jours, spécialement du point de vue de la traduction de la poésie. Ce conte de quatorze nuits est une exception : j'ai éprouvé un immense plaisir d'abord à sa lecture et ensuite en le traitant à ma manière.
BA. Dites-nous un mot sur l'histoire de ce conte puisque votre illustration est un approfondissement de son contenu.
NM. Il s'agit d'une traduction de l'arabe au français. Les gravures que j'ai traitées sont donc pré-sentées en langue française. J'ai aimé la manière de traduire de Jamel Eddine Bencheikh. Ce conte, qui ressemble aux autres contes d'ailleurs, se situe à Baghdad, à l'époque de Hâroun Al Rashid. Le point de départ est la simple histoire d'amour d'un jeune prince persan, voyageur, parce qu'il y a toujours des voyageurs dans les Mille et une Nuits, qui arrive à Baghdad et qui tombe amou¬reux d'une jeune fille. Ce n'est pas une princesse, mais elle appartient à la cour et est une des favorites du Calife. Le conte a l'air de res¬sembler aux autres, mais dans un jeu de combi-naisons propres aux Mille et une Nuits, il touche à la socio-politique en quatorze nuits. L'approche de l'amour, dans un raffinement extrême au niveau des rapports de société, apporte le sens du savoir-vivre de notre société contemporaine. Ce conte est pour moi contemporain dans toute sa texture.
BA. Est-ce un amour heureux ou malheureux ?
NM. Il s'agit d'un vécu douloureux au niveau de la pensée, de la mémoire. de l'existence de l'être. Cet amour se termine mal pour le jeune prince et la jeune diva. Lui s'appelle Ali Ben Bekkar, et elle, Shams An-Nahâr, ce qui veut dire Soleil du jour. Chaque fois qu'on parlait des femmes et de leur beauté, on les comparait à la lune ou au soleil et cela même parfois pour les hommes. La jeune fille du conte était si belle qu'elle aveuglait le regard de l'autre. On a beaucoup de peine à croire que cette diva a vraiment existé. Elle était presque transparente par la force de son existen¬ce. Ce conte est très beau : c'est un sujet de réflexion pour nous aujourd'hui. J'ai dit que le prince venait de Perse et s'est retrouvé à Baghdad. Cela se termine par la mort omniprésente que l'on sent depuis le début du conte. Jamel Eddine Bencheikh a ajouté un titre, "La volupté de mourir d'amour".
BA. Cela traduit-il les rapports qui existaient à l'époque entre la Perse et Baghdad ?
NM. Non, au contraire. Tout semblait être en parfaite harmonie. Le prince Ali Ben Bekka aurait pu être un prin¬ce égyptien comme on en trouve dans d'autres contes. Ici, n'oublions pas qu'il s'agit d'un prince, mais aussi d'un intrus en face d'une cour et d'un Etat organisé.
BA. ll a presque volé la femme d'un autre.
NM. C'est cela. Et il faut replacer l'intrigue dans la cour d'une royauté, avec les concubines, et, ce que l'Occident a appelé à tort, le harem. Tel prince ou tel roi a eu plusieurs femmes, mais il ne faut pas oublier le raffinement extrême des rapports sociaux qui ressemblait étrangement à celui des cours occidentales. Il s'agit peut-être d'un imaginaire qui n'a jamais existé, mais on a trop falsifié l'histoire par des choses vulgaires à ce sujet. C'est malheureux au nom de la culture universelle, car c'est une tromperie.
BA. Avec ce conte et par son illustration, vous voulez revenir à la beauté de cette oeuvre littéraire, oeuvre-clé du patrimoine culturel arabe, et dénoncer toutes ces falsifications et vulgarisations qui ont été faites à propos des Mille et une Nuits et de Shahrazade.
NM. Absolument. L'illustration, c'est ma manière d'écrire. J'ai eu envie de traiter ce conte en gra-vures : tout est composé dans le rythme de la lec¬ture. Mon approche est une création esthétique personnelle. J'ai réécrit, retravaillé, retraité la partition à ma manière. Ma contribution est le regard esthétique en harmonie avec la tra¬duction. C'est uniquement parce que j'ai aimé l'approche de Bencheikh que j'ai plongé dans le traitement de ce conte.
BA. Dans votre illustration, vous utilisez la calligraphie qui est un art spécifique ; vous puisez aux sources de cet élément fondamental de la culture arabe.
NM. Mon approche esthétique, et la lettre dans ce conte, est un rappel en toute beauté des origines. Lorsqu'on pense aux voyages des Mille et une Nuits, lorsqu'on pense à leur présence dans les foyers, à leur lecture même par petits bouts, ce conte extraordinaire est à reconsidérer par une nouvelle lecture.
Il parle essentiellement des sociétés de la région du monde arabe. Je suis heureux qu'en Occident, on continue à le relire, mais Bencheikh remet les pendules à l'heure au sens socio-historique. Puisque nous sommes censés repartir à zéro pour une relecture de l'histoire, pourquoi ne pas porter un regard sur ce patrimoine monumental du monde arabo-islamique. Le conte des Mille et une Nuits est universel. Il y a des apports de partout, mais chacun a pris ce qui l'intéressait selon son bon plaisir. Or, voici que quelqu'un de ce même monde, un Algérien, effectue une approche nouvelle. C'est comme une vérification scientifique dans la beauté esthétique de l'écriture et dans la beauté de la vérité, et il faut rechercher la vérité. J'ai traité ce conte non seulement pour des raisons esthétiques, mais aussi par amour d'une revisite de l'histoire. Par la traduction dans une langue latine pour l'autre, on la clarifie. C'est la main tendue pour une forme de dialogue sur des bases propres où l'autre n'est pas caricaturé avec méchanceté.
BA. Comment contribuez-vous à cette relecture ?
NM. En essayant de la présenter dans sa beauté profonde et en l'empêchant de rester simpliste. L'approche esthétique est une invitation à une lecture dans la langue de l'autre et dans le rappel de la source, en la replaçant dans un contexte spécifique, avec un regard contemporain, plus juste et plus proche de la réalité telle qu'elle fut.
BA. Vous ne faites pas une illustration des personnages, mais vous restez au niveau de l'abstraction avec ces signes. Comment traduisez-vous alors le contenu de l'atmosphère du conte ?
NM. L'approche esthétique entre l'Orient et l'Occi¬dent tient à cela. Les peuples du Livre - le peuple hébraïque et le peuple musulman - n'avaient pas à illustrer par l'image la pensée. Ils l'ont donnée par l'écriture. S'il y a eu une idée de l'interdit, cela a été parallèle au Livre. On a souhaité qu'on ne reproduise pas l'homme, l'animal. Pourquoi ? Parce que la puissance suggestive des mots a été présentée en premier lieu, et cela continue dans la mémoire de ces peuples. Ce conte, d'une grande beauté plastique au niveau du verbe, n'a pas besoin d'illustration. L'Occident a mis du temps à comprendre d'où vient l'abstraction, la géométrie, la pureté des vides et des pleins. A l'époque actuelle, je continue à respecter l'écriture en l'illustrant dans une formule d'abs¬traction pure pour laisser au lecteur le temps d'apprécier la puissance du contenu du verbe, parce que le conte est profondément suggestif dans le développement de l'histoire au niveau de l'écriture.
A quoi bon présenter une canne d'aveugle, des lunettes de myope ? Toute illustration figura¬tive revient à présenter une canne à quelqu'un qui verrait mal, afin de prévenir sa chute. C'est comme si on avait peur qu'il titube. Or, une œuvre littéraire d'une poésie profonde n'a, la plupart du temps, pas besoin de figuration. Je reprends, au sens contemporain du terme, à la manière suggestive de l'esthétique. En revanche, il y a des connotations dans les couleurs.
BA. Je voudrais justement que vous me parliez de l'enrichissement des couleurs.
NM. Chaque nation, chaque groupe d'êtres humains n'a pas le même rapport avec la couleur. Le jaune pour un Chinois n'a pas la même signification que pour un Marocain. La gamme de l'arc-en-ciel, nous en sommes tous porteurs. Or, ce conte se déroule du début jusqu'à la fin sans jamais oublier de citer la beauté des soieries. On insiste sur la couleur et la forme des bijoux, la couleur du ciel, la couleur de l'eau. Tout y est. On y décrit la dégustation de l'eau, le plaisir des parfums. La gamme des couleurs qui est à notre portée aujourd'hui, nous permet de travailler et de créer des partitions à partir des couleurs.
Dans ce conte, on développe avec savoir et minutie le traitement des tissus, des textiles. On décrit les qualités des vêtements portés par les personnages à l'infini ; le conte m’incite à faire parler les couleurs et les signes dans une interaction qui rejoint la compréhension du verbe.
BA. Ce raffinement des couleurs et des signes de calligraphie qui sont souvent en or superposés sur les couleurs d'arc-en-ciel traduisent le raffinement d'une culture à travers les tissus, les bijoux ...
NM. et la beauté de la nature. On ne décrivait pas une montagne, on dialoguait avec elle ; ou encore on parlait à un poisson. On a lu des traductions des Mille et une Nuits assez tôt en Occident, et je retrouve une influence de cette œuvre chez les Surréalistes comme Max Ernst par exemple, ou Paul Klee qui face à Kairouan a déclaré que c'était les Mille et une Nuits à 99%. J'insiste sur l'importance de la relecture des Mille et une Nuits.
BA. Ces contes sont-ils subversifs ? S'attaquent-ils à des tabous ?
NM. Rappelons qu'on n'a jamais trouvé de signature à la fin d'un conte. Le livre s'est promené et il y a eu des ajouts un peu partout : de l'Inde à la Chine et du monde arabe au Maghreb. Maintenant, on peut situer géographiquement tel ou tel conte. Je ne crois pas que les contes attaquent des tabous. Mais la liberté de l'imaginaire avec son aspect excentrique, fou, surréel, profond, dérange peut-être. Pourtant, on y trouve aussi un code de savoir précis sur les villes, les princes, le commerce, les marins, les voyageurs. L'influence sur la littérature occidentale est également indiscutable aujourd'hui. Les grands écrivains, et même Goethe, ont puisé dans cet imaginaire. C'est vrai qu'il y a des passages où certains "djnouns" parlent de la religion, mais avec respect. Jamais on n'a humilié quelqu'un sur sa nature, sa foi, sa croyance, son origine dans ces contes. Dans cette écriture, on a vu peut-être une accélération du développement social, comme le prouvent certains films contemporains ? Ce sont des points d'interrogation.