Je suis fils du métissage

Hommage Koln • 1996 - Je suis fils du métissage

 

Entretien réalisé à Cologne, le 16 mai 1996.


Sibylle Kroll

 

+ Expo Dans le cadre des rencontres La Méditerranée et ses cultures, organisées par by Lucette Heller-Goldenberg, à Galerie in der Universität Köln, Cologne

 

Sibylle Kroll : Pourquoi est-ce que les Mille et Une Nuits vous fascinent tellement ?

Nja Mahdaoui : Les Mille et Une Nuits m'ont passionné comme espace de rencontre de deux cultures. La culture arabe a permis à un certain moment de faire accéder l'Occident à la culture gréco-latine.

 

SK. Pourquoi recherchez-vous le dialogue entre les cultures ?

NM. Je ne cherche pas le dialogue pour le dialogue. Je cherche la raison des incompréhensions et des croisements. Je cherche à comprendre ce qui nous différencie.

 

SK. Qu'est-ce qui vous a sensibilisé à ce problème ?

NM. Je suis, depuis ma naissance. fils de la biculturalité : la culture arabe de par ma famille, de par la terre africaine et arabe, et la culture française. J'assume ces deux cultures-là, mais il y a la mer qui nous sépare.Plus on pénètre dans la société, plus on sent le refus du droit à la différence. Mais, plus les hommes s'obstinent dans le refus de l'autre, plus, moi, j'essaie de comprendre la raison de ce refus. J'ai toujours regretté l'enfermement, depuis mon enfance. On m'a éduqué ainsi. Donc, cette ouverture sur les cultures mul¬tiples m'a donné le goût du droit à la différence et le goût d'aller vers l'autre.

 

SK.  Dans ce dialogue Orient-Occident, qui voulez-vous représenter, l'Orient ou l'Occident ?

NM. J'avoue que je ne me suis jamais donné la vertu de représenter qui que ce soit. Je suis fils du métissage. J'aime tellement l'universel que je veux lui apporter mon humble contribution pour devenir une courroie de transmission. Je ne représente ni l'un ni l'autre, mais si en  Occident on se dit : ''Tiens, si l'Orient c'est ça, je vais le découvrir avec plaisir", ou si chez moi, en Tunisie, on se dit : "Il nous éclaire sur l'Occident, on va aimer cette culture", je suis heureux, c'est tout.

 

SK. Comment vous définissez-vous ?

NM. Peut-être artiste-chercheur. Je suis un passionné.

 

SK. Pourquoi mener cette recherche à travers l'art pictural ?

NM. L'art pictural est un langage esthétique. L'art pourrait inviter à dialoguer avec la culture de l'autre, dialoguer par les yeux, par les sens. Regarder, c'est aimer. Si les uns et les autres ne se comprennent pas, c'est parce qu'ils n'ont pas eu le temps matériel d'écouter l'autre.

 

SK. Comment se fait-il que vous faites de la calligraphie avec des lettres arabes alors que vous avez étudié l'art en Europe ?

NM. Je pense que chaque culture, dans sa spécificité, doit être goûtée dans son contexte, sans amalgame. Je suis pour le métissage ; j'ai étudié à Rome, mais je dois me démarquer par le signe, par la lettre arabe, sans fermer les vannes. Je ressens très fortement le flux et le reflux des cultures, et il faut tisser ensemble. Mais, on ne peut aller côte à côle qu'à partir du moment où on sort des influences pour proposer quelque chose d'original.

 

SK. Si j'ai bien compris, vous préconisez les échanges, mais vous détestez les mélanges.

N.M.: Oui.

 

SK. Mais où est la différence entre mélange el échange?

NM. Toul d'abord, il va falloir définir le mot mélange. J'ai utilisé le mot mélange au sens de malaxer. J'ai à l'égard du mélange dans la création, un réflexe de crainte de me dissoudre dans la culture de l'autre. Mon but n'est pas de créer un amalgame de dissolution d'une matière. Mon but n'est pas d'absorber la force et l'énergie de l'autre ou d'être absorbé par lui, mais d'apprendre à connaitre, à découvrir l'autre... non pas à le dissoudre ou à me dissoudre comme le sel dans un océan. L'échange pour moi, c'est rapprocher deux gestes, deux formes, deux cultures. A partir du moment où on se met à travailler ensemble avec quelqu'un d'une autre cul¬ture, à l'aide d'écritures croisées ou métissées, on peut appeler ces échanges des interlignages ou des interlangages. Le mot "inter" joue un rôle important dans les échanges. Toute idée d'échange conduit à un enrichissement de la culture individuelle. La création est une affaire personnelle, en particulier la création des arts plastiques. Mais l'échange peut devenir un second souffle, une seconde vie, une seconde énergie, c'est rarement une régression. L'échange peut articuler des codes nouveaux.

 

SK. Mélange et échange soulignent le contraste entre nivellement de la culture et enrichissement.

NM. Exactement.

 

SK. Que vous a apporté l'école de Rome ?

NM. Cela a été une chance pour moi d'avoir fréquenté l'Académie des  Beaux-Arts. L'approche de la philosophie et de l'art s'est faite à Rome. Et moi, c'est à  Rome que j'ai pris conscience de mon attachement à ma culture.

 

SK. Vous préférez l'abstraction à l'image. Pourquoi?

NM. La différence entre l'Orient et l'Occident c'est que l'image figurée a été présentée dans le monde chrétien à des sociétés analphabètes qui ne savaient pas lire et écrire. Comme on n'a pas eu le temps de leur apprendre à lire, on leur a montré l'image qui est d'influence psycho-senso¬rielle. Dans les sociétés du Livre, par contre, donc hébraïco-islamiques, on a eu affaire à des gens qui, depuis l'enfance, apprennent à décrypter la forme de la lettre. Les enfants, au Maghreb, apprennent à l'ecole coranique à travailler sur une planche qu'on enduit d'argile pour écrire dessus. Pour le verset suivant, on ré-enduit la planche d'argile, et on écrit une deuxième fois sur la même planche. Il n'y a pas de cahier. Cela implique une notion d'éphémère. L'enfant regarde des formes, sans savoir ce qu'elles veulent dire. On apprend la forme graphique des lettres, leur architecture, et ce n'est qu'ensuite qu'on apprend ce qu'elles veulent dire. Un enfant regarde d'abord les structures de l'écriture qu'il capte visuellement. la connaissance grammaticale et le

sensviennent après. J'appartiens à cette société là. Nos deux cultures réciproques, orientales et occi¬dentales, avec leurs différences, doivent œuvrer pour créer une culture commune de l'avenir.

 

SK. Vos calligraphies sont-elles lisibles ?

N. M. : Non, moi je n'écris jamais rien, je n'ai jamais écrit un mot.

 

SK. Pourtant, cela ressemble à une écriture.

N, M. : C'est la première fois dans l'histoire du monde arabo-islamique que la lettre est libre. Je n'écris pas et c'est volontaire. Je fais de l'esthé¬tique et non pas de la reproduction. Il y a des écoles fabuleuses de calligraphie. Mais ce n'est pas ma problématique. Mon approche, c'est la forme, l'architecture et la morphologie de la lettre, et non pas ce qu'elle véhicule. A priori, je l'ai vidée de contenu, volontairement.

 

SK. Un européen qui ne sait pas lire l'arabe, va considérer ces signes de façon purement esthétique. Mais que se passe-t-il lorsque c'est un Arabe qui rencontre vos calligraphies ?

N. M. : Cette question me rappelle une expérience faite à Zurich. Il y a quatre à cinq ans, j'ai travaillé sur l'appropriation. Si un Arabe passe dans n'importe quelle ville du monde et qu'on lui montre une mosquée, même s'il n'a pas l'habitu-de de prier, il pense que cela lui appartient auto¬matiquement. Alors que c'est un monument universe!. Lorsque j'ai accroché mes parchemins à Zurich. j'ai invité des étudiants aussi bien arabes que suisses. J'avais tracé au sol une ligne pour voir comment l'Européen et l'Oriental allaient approcher mes œuvres. Ils marchaîent ensemble jusqu'à cette fameuse ligne. Le monsieur qui était de la culture de l'appropriation automatique, s'approche jusqu'à toucher le parchemin et il essaie de le lire. Le Suisse s'arrête à un certain moment et comprend qu'il doit regarder une composition esthétique abstraite. Celui qui croit que cela lui appartient, cherche des clefs pour pénétrer le sens, et lorsqu'il n'y parvient pas, on observe qu'il est dérangé, gêné vis-à-vis de l'autre. C'est là que commence le problème, parce que l'œuvre proposée devient universelle, elle n'appartient à personne. Le signe arabe, lorsque j'ai essayé de le libérer, est allé plus loin qu'on ne l'imagine.

     J'amène le regard de l'autre sur un territoire qui interpelle l'esthétique et non pas le discours lu, la poésie, laphilosophie ou la foi. j'ai déman¬telé la calligraphie car on a envie de lire, mais il n'y a rienà lire.

 

SK. Donc,vous forcez quelqu'un qui vient de votre culture à regarder cette écriture comme un enfant à l'école coranique, ou comme un étranger qui arrive dans le monde arabe et qui voit des calligraphies qu'il trouve belles mais qu'il n'arrive pas à déchiffrer.

N, M. : C'est le diktat de l'art. C'est l'universealité qui m'interpelle.

 

SK. Mais pas le signe graphique, vous voulez en même temps rester fidèle à votre tradition.

N. M, : j'ai parlé de démarcation épistémologique. Cela ne signifie aucunement l'acceptation de la tradition des ancêtres, car il faut faire une œuvre contemporaine, actuelle avec les outils et les matérialités d'aujourd'hui tout en respectant

le patrimoine dont je ne suis que le témoin et non le propriétaire. Donc, le signe graphique, dans ma spécifité, je dois le présenter dans l'orchestration universelle en le détachant de la bêtise de l'enfermement pour l'amener à l'autre qui n'attend qu'une chose: l'alternance. Ces différences permettent d'ouvrir des fenêtres qui sont encore fermées. Au prisonnier qui est resté quarante ans dans une chambre sombre et sale, on demande: "Pourquoi tu ne t'es pas évadé?"  Il répond : "j'ai toujours cogné sur cette porte, elle n'a jamais voulu s'ouvrir." Et une personne lui apprend que la porte était ouverte, qu'il était enfermé quarante ans devant une porte ouverte, devant la culture de l'autre. Et pourtant, il suffi-sait de faire un geste, d'apprendre le geste d'ouvrir ou de fermer.

 

SK. Ouvrir de nouveaux horizons, est-ce donc là le but de votre travail ?

N, M, : Oui, c'est un travail qui me demandera peut-être des années. Je suis en train d'ouvrir des brèches et je touche à plusieurs domaines pour tenter dans ma région du monde de changer la plate-forme des références. Ce ne devrait plus être seulement Cézanne, mais aussi telle broderie, tel travail de stuc, telle ciselure, telle céramique, telle architecture, telle écriture, telle calligraphie du monde arabo-islamique.

 

SK. Vous avez tout à l'heure évoqué une expérience sur le corps.

N, M. : Le rapport corps - écriture m'a toujours intéressé, parce que j'aime beaucoup la danse. Or, j'ai toujours pensé que la calligraphie est proche de la danse. Je suis allé chercher comment poser le signe sur un corps, pour que l'appartenance du corps dans sa morphologie pose un problème. J'ai réuni un travaik personnel sur le drame de la blessure du nom propre - il faut relire Khatibi, les signes, le tatouage, etc. - Après mes recherches sur le non-signifiant, j'ai eu l'idée d'interpeller le corps pour la première fois à Grenoble, lors d'un travail avec de jeunes enfants d'émigrés.J'ai choisi une quarantaine d'enfants tous étrangers, toutes ethnies confondues, mais la plupart d'entre eux étaient quand-même maghrébins de la deuxième ou troisième génération. j'ai posé mes calligraphies sur les bustes de ces enfants, ce qui les a amusés. Mes signes non-signifiants qui ne portent aucun message, il a suffit que je les porte sur des corps d'enfants qui ont perdu le sens de leurs origines, et que je fasse monter ces enfants sur une scène - sans même qu'ils dansent - pour que les spectateurs sentent que ces enfants n'étaient pas français. Il a suffide signes non-signifiants dont les morphèmes appartiennent à une culture spécifique, pour que ces jeune ssoient étiquetés, alors que les signes étaient abstraits.

 

SK. Et quelle a été la réaction ?

N. M. : Les enfants sont restés pendant trois à quatre minutes sur l'estrade, accompagnés par une musique maghrébine, et ils sont descendus. C'était une expérience très délicate.

 

SK. Pouvez-vous préciser ?

N. M. : j'ai tenté cette expérience davantage à l'attention des parents qui étaient dans la salle que des enfants. Certains sont restés figés. Ils prenaient conscience de leur appartenance à un monde où ils resteraient toujours des étrangers. Je suis contre le drame de l'émigration et je leur disais à travers mon message artistique : ''Ne pleurez pas, rentrez chez vous"

 

SK. Vous êtes donc contre l'émigration ?

N. M. : Si je peux ouvrir une parenthèse, ma réflexion est la suivante : après des années de vie entre l'Orient et l'Occident, je dis à tous : "Creusez le sol et restez chez vous. On a le droit de voyager, d'aller dans les écoles, d'apprendre à connaître la culture des autres, mais bouger parce qu'on est pauvre est une chose très, très grave.''

 

SK. Maix c'est peut-être la seule solution pour beaucoup

N. M. : Je suis contre l'enfermement, pour l'ouverture, mais dans cette question de l'émigration,il ya eu un leurre.

 

SK. Pour vous c'est une question de dignité ?

N. M. : Oui, il y a une dignité humaine qu'il va falloir un jour respecter. Mais je veux aussi parler de la déchirure. Le drame de la jeunesse maghrébine qui souffre en Europe, tient au fait qu'elle ne peut pas s'intégrer dans une communauté où il y a quelque part un rejet. Ce n'est pas une question d'économie seulement. C'est aussi physique, métaphysique. spirituel. Lors d'une autre expérience chez des adultes, j'ai voulu soulever la question du rapport entre l'esthétique et l'art par la calligraphie sur le corps. Cela a eu lieu à Paris à la Maison des Cultures du Monde. j'ai présenté auparavant des travaux sur le regard de l'autre en Afrique du Nord. J'ai analysé comment les photographes avaient jadis photographié la femme maghrébine. Au départ, elle était voilée, jusqu'à ce qu'on réussisse à la dévoiler. A la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, jusqu'aux années 1900, 1902, c'était le principal amusement des photographes. On éditait entre 500000 et 600000 cartes postales pour montrer des femmes nues. Il y avait là une volonté de dévoiler une culture, mais cela soulève le problème de la communication et de l'information. En Tunisie, le jour où des photographe sont réussi à photographier une femme nue, on a ouvert l'Ecole des Beaux-Arts. Ce n'est pas une coïncidence. J'ai monté un film avec ma collection personnelle de cartes postales sur le regard de ces photographes, et j'ai fait un lien avec l'Europe eurocentriste et sa vision de l'esthétique. J'ai aussi analysé en parallèle comment on a photographié l'Europénne à Nice, à Cannes, à Venise, sur la Côted 'Azur, etc. Elle était toujours élégante...

     Pour revenir à la calligraphie sur le corps. j'ai donné une performance avec la comédienne mexicaine Guadelupe Bocanegra qui était à Paris pour travailler sur le corps et le masque. On a travaillé ensemble sur le corps - écriture. Sur scène, j'ai recouvert son corps de signes libres. Dans Le Monde, Balta a écrit:"J'ai vu quelqu'un se présenter nue, mais elle n'a jamais été dénudée." On ne voulait déranger personne, le but était une pure recherche. Il y avait d'ailleurs dans la salle des gens de l'Institut Pasteur, des chercheurs. Cette expérience soulève aussi le probleme de l'éphémère, car le signé posé, visualisé, est ensuite effacé à l'eau. Il n'aura existé que dans l'espace d'un temps. L'éphémère, on ne peut pas le posséder. L'Orient - Occident tient peut-être à cette problémalique de la possession.

 

SK. Quelle est votre attitude face à l'Occident ?

N. M. : C'est une attitude de complicité. Je vais utiliser un mot que les théologiens utilisent beaucoup. Il s'agit de l'amour morganatique, l'amour de l'impossible. Cet amour contient de l'inceste quelque part, et il est douloureux. Avec l'Occi-dent, il s'agit pour moi réellement de ce genre d'amour. Je suis fils de la biculturalité. Mais je ressens aussi un refus.

 

S. K.: Où ressentez-vous ce refus ?

N. M. : Il y a des choses qui me rebutent, des réflexes. L'histoire est là pour nous rappeler certains faits : des échanges d'hommes, de femmes, de douleurs, d'amitiés, d'amour,etc. Il faut savoir démythifier ces refus. Lorsqu'on est face à une autre culture, il faut se demander si tel geste est bien compris par l'autre et si j'ai bien compris le sens du sien.

 

S. K. : Alors vous pensez que c'est surtout une question de sémiotique ?

 

N. M. : Absolument. Je crois que cette fin de siècle est blessée. Ce siècle a - sur le plan de l'humanité planétaire - une blessure très grave à panser. Il y a eu beaucoup de rêves et de belles utopies, mais on va maintenant vers une angoisse où la crainte est omniprésente. On vient d'assister à l'abolition de certains murs, mais on assiste aussi à la montée d'une nouvelle idéologie, d'une nouvelle religion : l'économie. Le prétendu Tiers-Monde commence à ressentir les douleurs des retards cumulés et malheureusement, les dernières citadelles où les hommes et les femmes ont trouvé un réconfort, c'est la foi. Avec l'incompré¬hension et la discontinuité des systèmes de la foi, on voit apparaitre des anomalies. Les sociétés qui ont l'air de découvrir leur appartenance à la religion, ont touché au fond la peur de l'avenir. Il n'y a plus de blocs politiques qui s'opposent, et on s'accroche à la religion, en désespoir de cause.

 

S. K. : Vous avez parlé tout à l'heure de la plate-forme des références de la culture mondiale qu'il faudrait élargir, Etes vous optimiste à ce sujet ?

N. M. : Vous touchez là à une chose importante. Dans 1a culture universelle, l'homme évolue se différencie par rapport à l'animal. Mais qu'a-t-on fait pour respecter et créer des territoires d'échanges dans le respect des cultures différen-ciées ? Ces cultures multiples ont des richesses extraordinaires. Malgré toutes les découvertes de la technologie la plus avancée, a-t-on avancé dans l'appréciation de la différence ? Partout règne le silence. Un silence qui est dangereux : celui de l'enfermement.

     On continue à ne vouloir montrer que le côté caricatural des différences, au lieu d'inviter les citoyens à comprendre les autres cultures. On ne donne pas assez la parole aux créateurs du monde entierdans les médias.

 

S. K. : Que reprochez-vous concrètement aux médias ?

N. M. : Ce que j'appelle l'esthétique de la vio¬lence. Dans n'importe quelle revue qu'on feuillet¬te, on voit l'image de la souffrance venue des confins de l'Afrique ou du Pakistan, et on a à peine tourné la page que l'on trouve telle création élégante de tel grand couturier parisien ou de telle marque de parfum. L'image brutale de la souffrance d'une société autre vient agrémenter. pour la rendre plus forte. l'annonce d'un parfum. C'est une honte de la part des concepteurs. Lorsque la planète entière regarde calmement à la télévision certaines publicités de café, on caresse l'idée de quelque chose de sombre, et on essaie de nous montrer le corps d'une brune ou la musculation d'un noir. Voit-on les douleurs des gens qui travaillent dans les champs de café ? Tous ces codes articulés par des professionnels de l'image ne font qu'accentuer les incompréhensions des cultures de la différence.Je souhaite qu'on donne plusde dignité aux gens, sans les amalgamer à un discours honteux où pour vendre un café, on montre le sein d'une femme africaine. Ces images dangereuses ont plus d'un siècle et demi d'histoi¬re, et elles continuent à être présentées à nos enfants pour frapper leur imaginaire. Comment alors imaginer un musée quelque part en Occi¬dent qui invite un artiste africain pour le faire respecter dans sa dignité, sans que la société sente des images brouillées s'interposer en amalgame dans un brouillard d'incompréhension. Cela bloque l'avenir et annule tout dialogue. Le travail médiatique devrait contribuer à faire voyager les cultures.

 

S. K. : Vous faites actuellement partie du jury mondial de l'art à l'Unesco ?

N. M, : Je suis un des cinq membres mondiaux du Juryde I'Art à Paris. Avec moi,il y a trois direc¬teurs de musées d'art contemporain et un peintre chinois. Nous regardons 2700 œuvres par an.

 

S. K. : Qu'est ce qui rend pour vous une oeuvre d'art digne d'un musée ?

N. M. : Toute œuvre d'art qui entre dans un musée implique l'avenir. Ce n'est pas simple de juger;  on ne prend en compte que des critères de choix purement esthétique. l'œuvre d'art qui parle, qui enregistre quelque chose pour l'histoi-re, n'est pas facile à trouver.

 

S. K. : Est-ce donc une question de signification ?

N. M. : Non, je ne suis pas d'accord. Il y a des moments exceptionnels dans la création qui deviennent des traces. "L'homme au gant" du Titien marque l'histoire. Tel tableau de Goya marque l'histoire. Mais, parmi nous, qui est capable de donner aujourd'hui le nomdu gouverneur de Rotterdam à l'époque de Rembrandt ? Personne ! L'Histoire est marquée par autre chose que les codifications d'une certaine hiérarchie. Il y a l'Histoire qui parle des gens, mais il y a des gens qui écrivent l'Histoire, qui obligent l'Histoire à écrire. Voilà la différence.